Angoisses littéraires
 
Voilà que quelques camarades se plaignent de ne pas comprendre la poésie nouvelle et disent de ce fait n'être pas à la page. Le Brûleur de Loups voit dans cette tendance nouvelle une manifestation du détraquement intellectuel qui a permis la guerre. Je ne le crois pas. Je pense, au contraire, que cette poésie marque un effort de recherche constructive qui est loin d'être décadent.
Entendons-nous bien. Je ne considère pas comme poésie n'importe quelle prose où l'on va à la ligne, plus ou moins régulièrement, et qui ne se distingue de la prose que par des recherches maladives avec parfois quelques fautes de français. Qui, par exemple, s'avisera de qualifier de poésie les quelques lignes citées naguère par Bernard ? Mais c'est vraiment trop facile d'anathématiser tout un genre d'après une telle citation. Ne pourrait-on pas faire un choix, également déplorable, parmi les vers rythmés et rimés ? Les vers, a-t-on dit, ne souffrent pas la médiocrité ; et cela est vrai pour tous les genres. Ils ne sont pas foison les vers vraiment beaux, et même dans les oeuvres de poètes en renom, on n'en trouve souvent que quelques-uns qui nous réjouissent vraiment. Je vous avoue en avoir trouvé à peu près une même proportion dans des livres de Martinet ou de Chennevière.
Serait-ce une décadence, ou plutôt une revivification souhaitable, que de rompre ainsi avec des règles classiques qui nous ont valu sans doute les plus beaux vers du genre ?
Plus de rythme conventionnel, ce qui ne veut pas dire la disparition totale du rythme. Mais il n'y a là aucune innovation.
La rime ! Alors, parce que nos maîtres ont fait rimer les dernières syllabes, il serait défendu de chercher d'autres rimes, comme le font nos novateurs. Ils ont réussi pourtant à en trouver quelques-unes de ces rimes ; c'est un mot qui, tout à coup, vous rappelle tel autre mot d'une structure toute différente ; c'est deux mots qui jurent parfois à la fin des vers, mais c'est une rime. Ecoutez :
 
Dans la cour vide,
Un oiseau chante.
Qu'il est pénible
Et monotone
Ce chant d'oiseau
Par un dimanche.
Ou ceci :
Ce que je regardais n'est plus qu'un souvenir,
Depuis que je le vois.
La fleur que je sentais a perdu son parfum
Depuis que je la nomme.
Chennevière (Poèmes, 1911-1918)
 
C'est parfois, enfin, une chute brusque et brutale ou une ascension :
 
N'écoutez plus ces inconnus. Tuez, mourez,
Le sang de la jeunesse est beau à voir répandre,
Et le sang et les pleurs sont pour les nations
Un baume généreux qui rajeunit leur âme.
Tuez, mourez. N'écoutez pas ces lâches.
Martinet (Temps maudits)
 
La rime manque-t-elle vraiment et ce « lâches » n'est-il pas renforcé par son isolement ?
Ah ! ces vers sont rares encore qui puissent nous satisfaire. Car là, il n'y a plus de technique et, pour y arriver, il faut être un vrai poète et non plus un rimailleur. Le lecteur lui-même se sentira pris bien souvent ; il cherchera la rime qu'il devine au fond de lui et sera tout étonné de ne pas la trouver. Telle chute de vers qui lui dépeint si bien un sentiment, pour rien au monde il ne voudrait la changer « parce qu'elle ne rime pas ». C'est de la poésie.
Que ce n'en soit encore que la naissance, c'est certain. Que nous n'y soyons pas trop préparés, que nous ne soyons souvent pas à la page, il y a de cela encore. Nous sommes trop habitués à la chanson mécanique de vers classiques qu'on lit parfois machinalement en n'écoutant que les mots. Il faut chercher dans les vers cette musique des mots, mais il faut y mettre aussi cet insaisissable qui est la poésie.
Négligeons ceux qui ont voulu seulement se débarrasser de règles gênantes. Quant à ceux qui cherchent une esthétique nouvelle, souvent plus exigeante que l'autre, à ceux-là, faisons-leur confiance, surtout s'ils ont su, çà et là, nous charmer un instant.
 
C. Freinet
Ecole Emancipée, n°34, 21 mai 1921
 
Note : L'auteur de ce texte donne-t-il l'image d'un néophyte, privé par la guerre de la fin de ses études, ou d'un lecteur ouvert à tout, préférant réfléchir que trancher sur ce qui mérite d'être admiré ? Son attitude d'éducateur semble déjà présente.