Contre une pédagogie syndicale
 
Devons-nous avoir une pédagogie syndicale ou rechercher seulement une pédagogie qui ne façonne pas les enfants pour un système politique ou social donné, mais qui développera normalement l'enfant pour en faire un homme, l'homme capable de vivre au milieu des autres hommes ?
La question est d'importance et mérite d'être débattue.
« La révolution faite, nous n'aurons pas à nous préoccuper de la pédagogie qui sera pratiquée, dit le Brûleur de Loups ; elle nous sera imposée par le régime nouveau. »
Distinguons : Si par « révolution faite », on entend le terme de la longue évolution qui, après le coup d'Etat politique et économique, sera nécessaire pour arriver au communisme, - alors d'accord. Notre éducation doit, en effet, viser à cette fin : l'installation du communisme qui ne sera qu'une idéale vie en commun, avec le maximum de libertés individuelles compatibles avec une vie en société. Mais il est dangereux de poser aujourd'hui de tels axiomes : « Notre pédagogie syndicale sera communiste ou elle ne sera pas » ; ce sur quoi nous sommes parfaitement d'accord, tant qu'on parlera de communisme intégral. Mais c'est dangereux parce que par la « Révolution faite » on n'entend souvent que la transformation politique qui, selon Lénine lui-même, ne sera que le début d'une longue période qui peut durer plusieurs générations - pendant lesquelles il faudra une dictature plus ou moins dure pour diriger des hommes qui seront incapables encore d'être libres.
Devons-nous admettre que notre pédagogie - même au lendemain de la Révolution - doive s'incliner devant un ordre nouveau qui, par la force des choses, aura beaucoup d'analogies avec l'ordre actuel ? Et, négligeant notre vrai devoir - éclairer les esprits - deviendrons-nous les soutiens d'un dogme nouveau qui sera pourtant loin encore d'être le communisme ?
Je crois que ce serait s'égarer, car nous n'en avons pas le droit - de quel droit imposerions-nous des périodes transitoires ? - et aussi parce que ce n'est pas là notre intérêt.
Ne bourrons plus les crânes. Nous avons trop vu où cela nous a menés et où cela nous mène chaque jour. Et d'ailleurs, que vous bourriez les crânes de rouge ou de blanc, c'est la même chose. Il suffit de présenter habilement du blanc à un cerveau bourré de rouge pour le faire pâlir. Pour nous en convaincre, nous n'avons qu'à voir ce que sont devenues ces belles troupes syndicales qui frémissaient il y a un ou deux ans... On nous les a prises.
On ne peut asseoir aucune institution solide sur un mensonge. Faisons que tous les hommes « cherchent » la vérité, ce jour-là nous ferons un monde nouveau. Lénine encore nous est un enseignement. Il ne veut pas dissimuler que la société qu'il a édifiée est loin d'être le communisme et il tient à marquer chaque jour les étapes nécessaires qui y mèneront.
Non, non ! Il ne faut pas « une pédagogie adéquate au temps et au lieu où nous vivons ». Le mode d'enseigner, le système d'éducation, oui, nous serons obligés de l'adapter aux écoles et aux maîtres existant actuellement. Mais les principes qui seront à la base de cette éducation, il faut qu'ils rompent avec le mensonge et le monstrueux égarement qui nous entourent. Car, sinon, comment l'éducation pourrait-elle influencer le progrès ?
A la base de tous nos malheurs, il y a la mauvaise éducation qui a été donnée jusqu'à maintenant et qui rend les masses plus dangereuses à manier qu'au temps où il y avait une grande proportion d'illettrés. C'est que l'école n'a pas « éduqué » au vrai sens du mot ; elle a essayé d'instruire. On a oublié qu'il y a quelque chose qui compte plus que toutes les connaissances qu'on peut amonceler, c'est l'éducation, le développement de la personnalité avec son bon sens et sa raison.
C'est ce que Max Tepp, un des maîtres de l'Ecole Nouvelle de Hambourg, explique ainsi : « Nous croyons que le paysan contemplant, le soir devant la porte de sa maison, le ciel et les astres, est plus près de l'esprit du monde que tel étudiant qui, après avoir appris les lois de Copernic, prend une carabine pour défendre le gouvernement existant » et plus loin : « Peu importe que je sache ceci ou cela, pourvu que je saisisse le sens et la raison de toutes choses, autour de moi et en moi. Il ne servira à rien que je sache plus tard comment les hommes célèbres agissaient, mais il faudra que je sache, au moment opportun, ce que j'aurai à faire. »
Quand nos enfants seront enfin des hommes, ils ne pourront plus souffrir le capitalisme qui sera une offense à leur bon sens ; vous n'avez pas à leur prêcher la lutte de classe. Ils seront ainsi le plus ferme soutien du régime révolutionnaire, avec cet avantage qu'avec des esprits ainsi formés, les conquêtes seront définitives, car les mêmes fusils qui ont fait la révolution sauraient au besoin la défendre.
Libérons-nous de tous les dogmes ; faisons l'école pour l'enfant. Eduquons-les en pensant, non que nous faisons des capitalistes ou des communistes, mais en nous persuadant bien que ces enfants - surtout au tournant social où nous nous trouvons - nous avons la charge d'en faire des hommes et non des citoyens, des hommes ayant soif d'amour et de liberté et qui emploieront tous leurs efforts à se libérer.
Célestin Freinet
Ecole Emancipée, n°36, 4 juin 1921
Rubrique : Chacun sa pierre