Une autre forme de la réaction

On s’entend souvent répondre quand on parle des services publics : que les usagers payent ! Que celui qui se sert du train, de la poste les paye ! Les paysans d’il y a quelques centaines d’années disaient la même chose lorsqu’on cherchait à supprimer les divers droits de passage sur les routes et les ponts. Ce fut le même cri quand on apprit que la Russie Soviétique instituait la gratuité de la correspondance.
C’est tout simplement aller à l’encontre du progrès et nous nous montrons réactionnaires en demandant l’industrialisation de tel ou tel service public.
On ne paye plus pour passer sur des ponts qui ont pourtant coûté des millions à l’Etat. Serait-il si déraisonnable de ne pas payer pour monter sur un train, pour téléphoner ou pour écrire ? Injustices ! dira-t-on. Non, simple progrès qui, du fait de l’intime liaison économique des hommes, profiterait à tous. Là est l’avenir, comme vers la marche au pain gratuit, à l’instruction vraiment gratuite.
Et la réaction le sait bien, que nous encourageons parfois en cela : augmentation des services de transport, devenus presque prohibitifs ; augmentation des taxes postales qui nous font réfléchir à deux fois avant d’écrire, même à un ami ; toutes entraves directes à nos relations, à notre interconnaissance, et à notre marche vers un avenir meilleur. Ne faut-il pas le maintien de nos éternelles divisions ?
Je parle aujourd’hui de tout cela parce qu’un fait nouveau vient de me révéler le danger. Mon correspondant allemand, mon bon ami Siemss m’annonce qu’il ne pourra m’écrire que très rarement, la taxe postale étant élevée à 4 marks. Dépréciation de la monnaie, peut-être. Mais un fait reste : c’est que la correspondance internationale entre les travailleurs en devient à peu près impossible. Entre cette grosse augmentation de taxe qui nous paraît sans importance et les ennuis à Vittecoq par exemple pour ses « Novaj Tempoj », ne voyez-vous pas une corrélation ? Ne sentez-vous pas la volonté anonyme, mais puissante, d’empêcher les prolétariats de s’unir nationalement et internationalement ?
Ne nous faisons donc plus les instruments de la réaction en favorisant de quelconques essais d’industrialisation. C’est à la gratuité des services publics que nous devons travailler.

  1. Freinet, Bar-sur-Loup (A.-M.)
Ecole Emancipée, n°24, 11 mars 1922