Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
L’École Émancipée n°9, 22 novembre 1925
Célestin Freinet

III
La vie des écoles russes

Nos camarades comprendront, par la lecture du rapport général, combien l’ organisation scolaire russe est souple et adaptée aux besoins si variés de la société communiste. Les diverses écoles jaillissent elles-mêmes des besoins du peuple et quelques-unes d’ entre elles ont une très grande originalité.
Il n’ y a pas en Russie - comme on pourrait le croire - un type national d’ école. Mais l’ esprit nouveau est entré partout. C ‘ est cet esprit-là que je voudrais faire sentir. Je ne puis mieux faire pour cela que d’ essayer de vous conduire en pensée dans quelques-unes de ces écoles, et je désirerais ma plume assez chaude et assez précise pour vous communiquer un peu de notre enthousiasme et de notre émotion au contact de cette nouvelle vie.

Un jardin d’enfants

Nous nous arrêtons devant un hôtel luxueux, aux grandes baies vitrées. Nous entrons par un large perron et un escalier d’ opulence bourgeoise. C’ est là que vivent quarante trois enfants de trois à sept ans, presque tous orphelins.
Ils accourent à notre arrivée, s’ emparent de nous avec une familiarité et un sans-gêne étonnants. Chaque petit voudrait accaparer son visiteur ; mais nous sommes trop peu nombreux.
Les enfants nous accompagnent eux-mêmes : voici la salle bien éclairée où des tout-petits sont occupés avec le matériel Montessori. Dans une autre salle nous examinons des dessins, qui ressemblent si étrangement aux dessins de tous les enfants ; nous parcourons le « Coin de la nature » avec ses aquariums et ses terrariums. Puis dans la salle de musique un petit orchestre se constitue. Et il faudrait voir ces garçons et ces fillettes, de cinq ans d’ abord, puis ceux de sept ans, sérieux comme des hommes, faire tinter leur triangle ou agiter leurs castagnettes en suivant attentivement la baguette du jeune chef d’ orchestre.
Ces enfants sont heureux, là, dans cette maison. Ils ont à leur disposition un personnel nombreux et affectionné ; leur éducation bien comprise ne se fait pas au préjudice de la vie et de la santé. Car il y a trop de vie dans cette maison.
Il nous faut repartir ; et ce n’ est pas du goût de nos jeunes amis. Chacun d’ eux veut nous donner un dessin pour souvenir et nous mettre une cravate rouge de pionnier….
Nous nous arrachons à eux, et ils nous reconduisent en masse jusqu’à la rue.
Mais cette joie, cette vie, elles ne sont pourtant pas de commande ; seule une éducation savamment ordonnée a pu les faire naître. Certes tous les enfants russes n’ ont pas de tels jardins. Le nombre en est au contraire assez restreint et nos camarades ne l’ oublient pas dans leur grand effort en faveur de l’ éducation. Mais nous avons du moins la certitude que, le jour prochain, où, les circonstances le permettant, on augmentera le nombre des jardins d’ enfants , la préparation préscolaire sera faite convenablement. Et nous nous réjouissons pour l’ instant, de savoir que les heureux privilégiés sont les orphelins, dont on connaît , en France et ailleurs, toute la détresse.
C. Freinet