Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
L’École Émancipée n°13, 20 décembre 1925
Célestin Freinet

Le travail et la vie à l’école russe

La nouvelle école russe a été systématiquement dédaignée par les pédagogues occidentaux parce qu’elle s'intitulait fièrement l’école du travail et mettait le travail et le matérialisme à la base de sa pédagogie.
Il semblait, de ce fait, que l’école russe fût une institution terre à terre, vulgarisant seulement le savoir et la science, et sacrifiant l’éducation véritable à une hypothétique amélioration du travail.
Cela a été, à mon avis, la grande erreur : de même qu’on effraye les travailleurs occidentaux par exposé des « horreurs » bolcheviques, on a voulu montrer , de la nouvelle pédagogie, que son esprit fondamental – le triomphe du travail - mais en le déformant, en l’étriquant jusqu’à en faire une véritable hérésie pédagogique.
L’école du travail russe avait pourtant bien une ancêtre, ou plutôt une homonyme : l’école du travail allemande. Mais celle-ci n’avait pas encore démérité. En bonne social-démocrate, elle reconnaissait les avantages du travail pour le développement harmonieux de l’individu ; elle introduisait le travail manuel à l’école non pas tant pour apprendre à l’élève l’amour et le respect du travail, mais surtout comme une « méthode » commode pour l’acquisition capitaliste du savoir.
Le peu qu’on a fait en France procède du même esprit : le travail manuel est un bon adjuvant de l’éducation ; il favorise l’activité de l’enfant ; il permet de concrétiser certaines branches du savoir. Il reste en quelque sorte une  « méthode » . Mais l’école – sa base aussi bien que son but- sont intangibles. L’école reste l’école, un organisme créé à côté de la vie, une espèce de couloir de torture où l’enfant doit nécessairement passer pour devenir un homme, une vraie fabrique d’esprits.
L’école russe a changé de base ; elle a changé de sens. L’école est libérée. Je ne veux certes pas nier l’organisation systématique, par les Soviets, de la jeunesse russe, organisation politique et sociale qui vise à la consolidation du régime prolétarien. Mais j’ai eu nettement l’impression, sauf à de très rares exceptions, que l’école russe est libérée. Elle n’est plus – comme elle l’a été depuis toujours – un moule dans lequel l’adulte, pour sa commodité, veut couler l’âme de l’enfant. L’école russe m’a paru extraordinairement libérée des adultes ; elle est , à un degré insoupçonné, l’école de l’enfant pour l’enfant.
Il a donc disparu, ce couloir étroit qui façonne la jeunesse. L’enfant vit dans son milieu ; il ne vit pas dans une vie fictive qui est proprement la vie scolaire ; il vit sa vie d’enfant, sa vie de jeune homme, avec les activités diverses qui lui sont naturelles et qui se donnent jour librement. Il joue et il travaille naturellement, car le travail intelligent et libre est naturel à l’homme. Il travaille manuellement et intellectuellement, sans que ces deux activités soient jamais séparées, sans donc qu’il soit nécessaire de les rapprocher par une méthode spéciale. Et le mode lui-même de ce travail n’est pas différent du travail adulte. On travaille pour produire quelque chose ; l’enfant aussi, et de très bonne heure , produit : un objet façonné, un dessin, une œuvre d’art, une plante qui pousse, un oiseau qu’on soigne . C’est le travail qui a acquis une intelligence.
C’est pourquoi l’école russe a bien le droit de s’enorgueillir de son beau titre d’école du travail.
Que l’école russe soit absolument originale comme école publique, cela est un fait certain. Mais il ne faut pas que nos pédagogues occidentaux la croient si différentes de l’école de leur rêve. Je me suis tout particulièrement intéressé ces dernières années à l’étude des écoles nouvelles qui me paraissent préparer le plus directement l’école du peuple. Et j’ai retrouvé dans nombre d’écoles russes – qu’il serait fastidieux de citer ici , mais dont j’indiquerai volontiers l’adresse à ceux qui voudraient préciser et compléter eux-mêmes ces quelques impressions - la hardiesse de la conception pédagogique de l’école de l’Odenwald ( 1 ) , le libéralisme de la garden school anglaise (2) , le même épanouissement intellectuel et artistique des enfants libres dans leur travail, la disposition intelligente et la minutieuse préparation du milieu de l’école d’Hermann Tobler à Hof Oherkirch ; l’ordonnance nouvelle des études selon les centres d’intérêt , et le travail par groupes ou par laboratoires que préconisent A. Ferrière (3) , R. Cousinet, Decroly, etc…

  1. E. Huguenin : Paul Gebeeb et la libre communauté scolaire d’ Odenwald.
  2. The garden school , Ballinger,Great Missenden, Buks (Angleterre)
  3. Ad. Ferrière : La pratique de l’Ecole Active ( Ed. Forum )

J’ai vu aussi pas mal de logis propres et clairs, au milieu des parcs et des bois, où des enfants vivaient heureux, guidés par des éducateurs qui s’appliquent à les étudier et à les satisfaire. Et ces maisons d’enfants n’étaient en rien inférieures à la Maison des petits de l’Institut J.J. Rousseau, par exemple (1).
Il n’est d’ailleurs pas dans mon esprit de marquer une simple comparaison. Mais je voudrais persuader nos pédagogues de la nécessité d’étudier sans retard la nouvelle pédagogie russe, et de collaborer à son perfectionnement. Car cette pédagogie ne mérite aucune des critiques ou des calomnies dont on l’a si légèrement gratifiée.
L’école russe est l’école du milieu révolutionnaire nouveau. Elle est elle-même naturellement révolutionnaire. Mais elle est révolutionnaire comme le sont l'Ecole de l’Odenwald, Hof Hoberkirch, Garden School, et tant d’autres. Elle a changé de base et de sens. Mais elle la sœur, et peut-être un peu la fille, de nos écoles nouvelles d’occident. Les directeurs de celles-ci ont beau répudier l’idéal et les méthodes révolutionnaires russes ; nous les plaçons, nous, à côté de ces mêmes révolutionnaires qui ont fait là-bas la Révolution pédagogique.
Mais les éducateurs russes ont eu leur tâche facilitée – pédagogiquement - par le milieu ambiant révolutionnaire, favorable à l’éclosion et au développement de l’école de la vie et du travail.
Alors que dans nos vieilles sociétés capitalistes tout contrarie l’action des écoles nouvelles : qu’on y exploite, qu’on y brime et décourage le travail consciencieux appris dans ces écoles : que les habitudes de liberté et de self-government pèsent bientôt à ceux qui en ont fait l’apprentissage ; l’école russe est vraiment l’expression d’une société renouvelée et la préparation rationnelle à cette société. Là-bas, le self-government a un sens, et l’habitude du travail libre sera un germe fécond pour l’avenir. L’école travaille dans la société et avec la société.
D’ailleurs une école publique ne pourrait pas vivre dans d’autres conditions. Chaque société a son école adéquate. Notre école - on l’a assez dit - est l’école capitaliste, elle a ses caractéristiques, ses méthodes, ses buts. Il est tout naturel que nous ayons cette école comme il nous apparaît naturel que la Russie ait aujourd’hui une école de la vie et du travail. Et l’erreur de quelques pédagogues occidentaux est justement de croire possible l’instauration chez nous d’une autre école. Ils ne se rendent pas compte par quel artifice, ou plutôt par quels prodigieux efforts de tous les instants, leurs écoles nouvelles vivotent et travaillent ; et les instituteurs eux-mêmes qui prétendent apporter dans leur classe quelque chose de nouveau n’y arrivent que par une activité personnelle incessante.
Non, l’école à elle seule, et malgré ses efforts, ne rebâtira pas la société nouvelle. Ferrière lui-même l’a dit : il ne suffit pas de réformer l’école ; il faut la transformer. Nous ne croyons pas, nous, cette révolution possible à l’école, au milieu d’une société contre-révolutionnaire.
Il serait donc vain d’attendre de l’école une modification lente et pacifique des esprits, et qui serait capable de faire faire l’économie d’une révolution.
Mais l’intelligence et l’âme de l’enfant ne seront pas profondément modifiées par la révolution elle-même. Les possibilités d’action éducative et de développement seules seront décuplées. C’est dire qu’il n’y aura pas coupure entre notre pédagogie et la pédagogie révolutionnaire. Nos recherches actuelles de psychologie enfantine nous seront encore précieuses ; les méthodes aussi qui auront une base scientifique solide deviendront aisément, sinon intégralement, des méthodes bonnes pour l’école révolutionnaire. Et je crois que là est notre champ d’action : travailler à préciser et à développer la psychologie ; établir une technique rationnelle qui, d’application difficile dans notre vieille société, prendra tout son essor dans un monde renouvelé.
C. Freinet
(1) – Audemarr et Lafendel : La maison des petits de l’Institut J.J. Rousseau (Delachaux, éd.)