Mes impressions de pédagogue en Russie soviétique
Le travail et la vie à l’école russe
L’École Émancipée n°17, 17 janvier 1926
Célestin Freinet

II. Les Méthodes

L’influence prépondérante du milieu et de la vie nouvelle est indéniable. Mais quelles sont les méthodes et les techniques - originales ou transposées - qui rendent effectives la vie et la pénétration du travail à l’école russe ?

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Dans les jardins d’enfants. - On nous a affirmé que le travail et non le jeu est à la base d l’éducation dans les jardins d’enfants. Nous n’avons malheureusement pas su constater par nous-mêmes comment a bien pu se manifester cette évolution. Il est vrai que, à ce tout jeune âge, le travail et le jeu sont si intimement mêlés ! Les jeux notamment imaginés par Mme Montessori sont effectivement un travail pour les enfants en ce sens qu’ils exigent une activité multiple – manuelle et intellectuelle - et qu’ils éduquent tout en amusant. Mais ces jeux ont trop souvent un caractère fictif ; le but - utile - n’en apparaît que rarement. Les russes veulent que, dès cet âge , on donne comme fin à l’activité scolaire un travail réellement utile. Il serait curieux d’étudier à fond la réalisation de cette tendance : à mon grand regret je ne puis le faire. Mais c’est certainement parce que la méthode Montessori synthétise cette éducation dans une sorte de serre chaude, quel est l’objet, dans le monde pédagogique russe, d’une impopularité notoire. L’esprit à tendance religieuse de la méthode Montessori contribue sans doute aussi à cette désaffection étonnante , qui fait parfois méconnaître la valeur pédagogique des « découvertes » de Mme Montessori.
Comment les pédagogues russes obtiennent-ils , dans les jardins d’enfants, l’adaptation de ce premier enseignement et la pénétration du milieu et de la vie ambiante ?
Tout en employant du matériel montessorien ou froebélien, on tâche de rendre le travail vivant et productif.
On laisse les enfants s’exprimer librement par le dessin - on dessine énormément à l’école russe - par le modelage et les travaux manuels en général, par la musique et le théâtre. Travaux manuels en commun, musique et théâtre ont de plus cet immense avantage de préparer de bonne heure à la vie et au travail collectif.
Il existe aussi , dans tous les jardins d’enfants, le coin de la nature, où les enfants examinent , soignent, font vivre et prospérer, animaux et plantes. Et nous avons pu nous rendre compte par nous-mêmes de l’intérêt qu’ils y prennent.
En dehors de l’école, les enfants sont mêlés de très bonne heure à la vie publique. Ils participent aux fêtes, aux manifestations de masses. Tout cela contribue nécessairement à une formation non pas abstraite, mais actuelle et humaine.

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Au premier degré.- C’est certainement ce premier degré qui est le plus directement intéressant pour nous, instituteurs primaires.
Mais ce premier degré est si différent de notre école primaire ! La période de 5-6 ans à huit ans, qui est si délicate pour nous, n’a aucun équivalent parce que le premier degré en Russie ne commence qu’à huit ans. Avant cet âge, les enfants sont, soit dans les garderies, soit dans les jardins d’enfants. Mais ceux-ci sont encore peu nombreux et nombre d’enfants ne mettent qu’à huit ans le pied dans une école.
Cela nous paraît, à premier abord énormément tard, huit ans ! Nous avons demandé pourquoi cet âge n’a pas été devancé. On nous a donné quelques raisons superficielles : « cela a toujours été ainsi en Russie ; les maisons y sont parfois très éloignées de l’école ; il fait horriblement froid ».
Mais la raison profonde c’est que la pédagogie russe ne se soucie pas de donner des connaissances du premier degré à un enfant de 7 ans. Même lorsque la société se sera définitivement améliorée, on créera des jardins d’enfants pour les petits de 3 à 8 ans, mais on n’enverra pas ceux-ci au premier degré.
Ne crions pas trop vite notre supériorité, nous qui pouvons mettre en parallèle des jeunes prodiges qui, à six ans lisent un texte et le copient sans trop faire de fautes. Nous sommes au pays où une belle phrase, une parole éloquente sont prisées beaucoup plus qu’un travail d’ouvrier consciencieux. Il nous faut nous hâter, nous hâter sans cesse ; il faut que nos enfants sachent lire alors qu’ils ne savent pas encore parler ; qu’ils écrivent lorsqu’ils n’en ont encore nul désir. A l’âge où le petit Russe entre à l’école du premier degré, nous apprenons déjà à nos élèves l’histoire, la géographie, des mots, des mots. Il faut nous hâter de leur apprendre à lire, de leur enseigner l’orthographe et les quatre opérations, tout juste assez pour que le jeune exploité sache lire un quotidien, s’abrutir sur un roman populaire et compter sa paye. Mais il faut nous hâter, car, à treize ans, parfois bien plus tôt encore, l’enfant nous quitte, et nous ne le reverrons jamais.
Les Russes sont moins pressés. Et si nous pensons que l’éducation a besoin de calme et de douce patience, nous verrons vite laquelle des deux pédagogies est dans la bonne voie : la nôtre qui nous contraint à pousser sans cesse l’enfant, à le bousculer, à le gaver pour les mauvais jours ; la Russie qui fait tranquillement son chemin.
Car c’est une impression réconfortante : les pédagogues russes n’ont pas l’air pressés.
Si nous essayons, nous, de concrétiser du calcul, on nous dira: «  temps perdu ! faîtes des opérations ! » Des promenades, il n’en faut pas de trop ; si vous n’en faîtes pas du tout, directeur et inspecteur n’en sont que plus contents. Du dessin, du beau et vif dessin libre, c’est de l’amusement ; faîtes du dessin à vue et du croquis coté ! Les futurs prolétaires n’ont pas besoin de savoir apprécier ni de produire une beauté sortie de leur esprit. La bourgeoisie leur dira ce qu’est la beauté !
Les Russes vont lentement. Ils savent que, si, même provisoirement l’enfant doit quitter l’école à treize ou quatorze ans, tout n’est pas fini. Le jeune travailleur trouvera des clubs avec des livres et des journaux, des réunions vivantes où son esprit s’aiguisera, des musées où il pourra juger librement la saine beauté. Et si un jour il sent le besoin de s’instruire intensément, il pourra encore après son travail, s’en aller étudier dans ces merveilleuses institutions que sont les rabfacs (facultés ouvrières).
Tous ceux qui comprennent quelle tyrannie est pour nous la hâte excessive des programmes, apprécieront la paisible et confiante éducation russe.
(A suivre )
C. Freinet