SERVIR SA CLASSE
Ecole Emancipée n°27 28 mars 1926
C. Freinet


Mais l’enquête d’H.Béraud en Russie, nous dit-on partout ?
Je viens de lire le contenu des articles « ce que j’ai vu à Moscou». Je l’ai lu passionnément et maintenant, le livre refermé, je me sens rassuré par une stupéfaction lumineuse
Aussi voudrais-je dire aux lecteurs de l’Ecole Emancipée que la prose ronflante de Béraud a pu un instant troubler le crédit dû à ce reportage que préfacent ingénument de pathétiques protestations de sincérité.

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A plusieurs reprises, H. Béraud se moque gentiment de nous, nouveaux aliborons.
Nous n’étions, parait-il, « guère préparés à l’état d’enquêteurs ». Et M. Béraud aurait raison – car il s’y connaît – si notre enquête avait quelque rapport avec son reportage.
« On parcourt, on suit le guide. Puis un coup de manivelle, et l’autocar s’en va plus loin, en ronflant, tout chargé de touristes éblouis ». Je ne sais si quelques camarades ont ainsi fait leur voyage. Pour ma part, je n’oserais pas parler de l’école russe, si je n’avais pas approfondi, plus que ne l’a fait Béraud, la questions qui nous intéresse et que nous essayons seule de juger.
Oui, les autos nous ont mené partout : nous trottions derrière nos guides quand rien ne nous passionnait plus spécialement. Mais chaque fois que nous avons dit : halte là ! Nous voulons voir et savoir ! On a obéi à nos désirs. Et s’il est quelques écoles où nous avons passé plus rapidement, il y en a des dizaines d’autres où nous avons séjourné une demi journée, une journée, où nous sommes retournés à d’autres heures de travail pour nous rendre compte entièrement, honnêtement.
Quant à savoir si nous sommes à même d’enquêter sur l’état d’une école ou sur l’évolution des méthodes, je dénie à Béraud toute compétence. Je le défie de voir dans une école russe le centième de ce que nous y avons appris, parce qu’il n’y connaît rien.
Et je dis que si nous, éducateurs, sommes incapables d’enquêter dans des écoles, nul ne saura le faire, Béraud, moins que tout autre.

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Si maintenant nous demandions à Béraud comment les conditions de son enquête ont été particulièrement favorables, et quels privilèges rendent ses dires plus croyables.

….Du moins a-t-il visité à peu près tout le territoire de l’URSS ? On objectera que c’est matériellement impossible. Pourtant, écoutez le : « Ce chuchotement-là parcourt toute la Russie…. » « Toute la Russie pense, mais elle se tait… »
Béraud a entendu et vu tout cela : il a visité Moscou et Léningrad ? Nos camarades invités par les Soviets ont sillonné à peu près toute l’immense Russie.
Nous avons une autre satisfaction, car il ne nous est pas absolument nécessaire de connaître la langue pour juger d’une classe. Nous savons lire dans les attitudes et sur les figures des enfants, mêmes russes.
Et puis, M. Béraud qui avait le choix absolu - puisqu’il était seul, tandis que nous étions en groupes- dans quels milieux est-il allé enquêter plus particulièrement ?
Nous touchons-là au nœud de notre critique : la moralité du reportage.

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Qu’est-il allé étudier en Russie : la vieille société qui se meurt, qui pourrit, qui disparaît – ou la nouvelle société révolutionnaire qui monte et crée ?
Feuilletons le livre : dans le train de Moscou Béraud se trouve avec des Nepmans ; à l’hôtel, il est naturellement avec des étrangers. Il a vu à certaines heures du jour, des foules dans la rue (il appelle cela : « se mêler aux foules soviétiques »)-Comment on vit à Moscou ? Il n’est pas allé demander aux ouvriers, l’organisation matérielle de leur vie. Il a visité les bouges, qui, il l’avoue, ne sont pas nombreux ; il a conversé avec des cocottes qu’il soupçonne d’espionner pour le Guepeou ; il est allé au « restaurant sur le toit », où il devait y avoir bien peu de prolétaires. Il s’est entretenu avec un bourreau (c’est peut-être celui qui a commandé les 1.700.000 fusillades – statistiques Béraud !) il a vu de pauvres logement (et en France donc !). Il a voyagé en wagon dur. (J’en fais autant en France chaque fois que je vais à la ville voisine). Il s’est même rendu aux champs ; et il est allé se renseigner auprès de l’ancien maire tsariste ! Il a assisté à un soviet. Après cela il peut condamner le système gouvernemental de l’URSS.
Mais, dira- t-on, Béraud a donc fait une enquête contre- révolutionnaire !
C’est bien cela : Béraud n’a étudié en Russie que les survivances de l’ancienne société, comme pour consoler ceux qui, en France et ailleurs prient chaque jour pour le rétablissement de l’ordre. Il n’a vu là-bas que le mauvais, que la pourriture, et il semble faire grief aux soviets de n’avoir pu réaliser en huit ans le paradis égalitaire auquel il feint de croire. Du moins il ne parle que de cela, en son style charlatanesque qui prend et entraîne les moins avertis.
Certes, nous ne reprochons pas Béraud d’être allé visiter les boîtes de nuit. « On a d’ailleurs vite fait la tournée ». Cette visite ne nous a jamais tenté car nous avions mieux à faire. Bah !...
Si, du moins, un autre soir, Béraud avait fait le tour des clubs ouvriers, des théâtres populaires ou des Rabjacs, qui, elles ne se cachent pas dans des sous-sols douteux, mais dont les vitres rougeoient fort tard aux façades des palaces. Il aurait vu comment la Russie nouvelle lutte contre la pourriture bourgeoise…. Il n’en dit pas un mot.
ET si, au lieu des passer des heures près de la jolie femme « qui donnerait à Dieu des leçons d’innocence ». Il était allé parcourir des écoles, des maisons de repos, des maisons d’enfants. Nous n’avons jamais dit que toutes ces écoles ou ces maisons soient des établissements modèles ; il en aurait sûrement trouvé un grand nombre – plus que de boîtes de nuit – susceptibles de faire envie, non pas peut-être à un Béraud, mais certainement à un pédagogue français.
« Le rire est mort en Russie ! ». Nous ne nous en serions pas doutés lorsque, avec Van de Moortel, nous étions perdus, en ce dimanche de manifestation, au milieu de la foule à Léningrad. Chants et jeux et cris ! Et le défilé ensuite ; ces figures épanouies, ces grappes de jeunes filles riant à belles dents. « Le rire est mort en Russie ! ». A moins, comme le suggère Béraud que ce soit là encore du truquage, et que, pour nous, on ait ordonné de rire aux 100000jeunes qui défilèrent ce jour-là !
Et même le rire est mort dans les rues de Moscou, que Béraud n’est-il allé le chercher dans les joyeuses écoles de campagne, dans les pépiantes maisons d’enfants, dans les heureuses maisons d’enfants abandonnés aussi. Car Béraud s’apitoie sur les quelques petits mendiants qu’il vus, sans signaler – ce qui eût été la plus élémentaire honnêteté – le merveilleux effort de la Russie pour le sauvetage de la jeunesse orpheline. Mais les bourgeois français ont besoin de savoir qu’il y a encore en Russie des files de petits mendiants. Cela les console de l’abandon abominable, dans lequel ils laissent les jeunes assistés français, parfois plus malheureux que des mendiants.

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IL ne s’agit pas de réfuter, fait par fait, le libre de Béraud. Il est d’ailleurs – sauf quelques exagérations et l’incontinence politique des derniers chapitres – à peu près irréfutable.
Ce que Béraud raconte, il l’a vu certainement ; ce qu’il dit, c’est presque toujours la vérité, mais la vérité partiale. Car il ne raconte, de la vie russe que la pourriture, la saleté, la réaction et l’insidieuse infiltration du capitalisme. Il n’a absolument rien dit de la nouvelle vie russe, ni surtout de l’effort sans précédent qui se fait dans les écoles à tous les degrés, pour asseoir et développer les conquêtes de la révolution.
Supposez que nous soyons allés en Russie et que nous y ayons seulement visité les écoles les plus perdues dans les campagnes ou celles qui sont encore à l’étroit dans de pauvres quartiers boueux et que, négligeant les nombreux établissements qui sont aujourd’hui à l’avant-garde de l’éducation, nous venions vous dire : »Voilà ce que nous avons vu en Russie ; ce que nous disons est la stricte vérité, nul ne peut le nier. L’école russe marque la faillite de la révolution. Travailleurs, nos frères, comparez et ne vous laissez pas aveugler !.»
C’est ce qu’a fait Béraud.
Lorsque, parfois un inspecteur, prévenu, fait irruption dans votre classe. Il s’acharne sur tout ce qu’il y a de mauvais ou seulement de défectueux. Car la perfection, Béraud n’est pas de ce monde. Il regarde aussi, d’un œil bien entendu, les innovations, les méthodes originales que vous vous usez à développer. Mais l’inspecteur rentre chez lui, et, quelques temps après, vous recevez un rapport accablant, qui n’est pas faux pourtant, que vous ne pouvez attaquer mot à mot, où l’enquêteur s’est appliqué à mettre en lumière vos défauts ou vos erreurs, ou les survivances de l’opiniâtre atavisme. Il n’a absolument rien dit de vos efforts et de vos succès.
Et cette pièce, sincère comme un reportage de Béraud, servira le cas échéant, à vous accabler et à vous condamner.

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Et Béraud dans sa préface, ose dire qu’il a voulu servir sa classe ; il ose dire que son rapport est sincère !
Allons donc ! C’est une malhonnêteté d’autant plus coupable qu’elle se cache sous les apparences-indéniables- de la vérité.
Non, la révolution n’a pas amené le Paradis en Russie. Mais qu’elle ait été une faillite, cela jamais ! Un pouvoir qui a crée une école vivante et humaine comme celle dont nous avons eu la révélation, ce n’est pas un gouvernement de la décadence, c’est un gouvernement de vie.
Et tous les salisseurs n’y changeront rien.

C. Freinet