Mes impressions de pédagogie en Russie soviétique
Une méthode de travail : la base sociale des complexes en Russie
École Émancipée n°37 du 13 juin 1926
Célestin Freinet


« Le régime bourgeois, disent les programmes russes, nous a laissé plusieurs méthodes et beaucoup d’indications pour l’enseignement dans les écoles de classes privilégiées, et aucune pour l’enseignement des habitudes de travail. » Et malheureusement, nos écoles pour prolétaires ont suivi la même voie ; on y a perdu un temps précieux pour inculquer aux enfants des connaissances dont l’utilité est bien discutable, et on a négligé totalement la préparation à la vie, qui devrait être la vraie tâche de l’école.
Il ne faut pas oublier cette pensée fondamentale quand on compare les « Complexes » russes aux « Centre d’intérêts » en usage dans certaines écoles d’Europe occidentale. Lorsque les Centres d’intérêt sont un large programme d’études, capable de mêler, en éducation, l’École et la Vie, - ainsi que les avait conçus le Dr Decroly - on peut les identifier à la méthode des Complexes. Mais s’ils ne sont, dans l’esprit de ceux qui les appliquent, qu’un moyen plus commode pour faire acquérir le maximum de connaissances, un abîme les en sépare.
Car la principale caractéristique des complexes, c’est qu’ils ne sont pas une méthode bourgeoise d’acquisitions égoïste et capitaliste ; ils sont avant tout un procédé de travail tendant à la formation sociale et communiste des élèves. Les nouveaux programmes affirment d’ailleurs hautement que «  l’essentiel de ces nouveaux programmes ne se trouve pas seulement dans leur côté instructif, mais principalement dans leur importance éducative. »
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Il n’est donc pas juste d’identifier absolument Centres d’Intérêts et Complexes. La méthode des Centres d’Intérêt n’est trop souvent qu’une certaine concentration des études facilitant le rendement scolaire. Les complexes sont un procédé de travail et de culture prolétarienne.
« Le Complexe, c'est-à-dire la liaison de tout le travail scolaire, consiste non seulement en ce que les enfants synthétisent tout ce qu’ils apprennent autour de thèmes généraux, liés entre eux, mais aussi en ce que, à la base de tout le travail scolaire, se trouvent les buts bien définis et liés entre eux de l’éducation communiste. »
Et l’éducation communiste suppose avant tout : organisation communiste de l’activité scolaire, étude approfondie du travail humain et du milieu dans lequel s’accomplit ce travail.
« Le travail scolaire - disent les programmes - doit se faire au sein de la société même, et selon le mêmes méthodes (que le travail social).
C’est justement par les Complexes qu’on réalise cette double condition : aller chercher les bases du travail scolaire dan l milieu ambiant, dans la vie ; y apprendre la volonté de travail et la méthode de ce travail.
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« Pour apprendre à travailler, il faut d’abord, il faut d’abord regarder attentivement comment les autres travaillent, et puis essayer de le faire ».
Tel est le but des Complexes durant les premières années de classe : les élèves observent la vie autour d’eux ; ils étudient, surtout à la campagne, les formes les plus simples du travail ; ils réalisent eux-mêmes quelques outils primitifs, quelques constructions.
Ces études préliminaires les aideront à comprendre ensuite la complexité de la vie actuelle.
Il ne s’agit plus, pour cela, de procéder comme dans nos écoles bourgeoises : d’étudier longuement sur les livres et de constater de temps en temps, au cours d’expériences de laboratoire ou en promenade, que le livre dit vrai, et qu’on peut l’en croire. Cette croyance ne fait pas que l’enfant s’assimile mieux l’expérience des autres : il retient un peu plus facilement des mots…mais des mots seulement.
Par la méthodes des Complexes on suit le chemin inverse.
Sur tous les sujets, même les plus compliqués, les élèves feront eux-mêmes les recherches fondamentales : par les promenades scolaires et les excursions ; par leur travail réalisateur en classe, à l’atelier, au jardin. Ils iront aussi chercher dans les livres de la bibliothèque, ils demanderont à leurs professeurs les renseignements auxquels ils ne pourraient atteindre par leur seule expérience.
Mais on sent ici la différence. Ce n’est pas l’expérimentation, la recherche personnelle qui aident à la compréhension d’un manuel : c’est le livre qui aide à la compréhension de la vie. C’est là une technique non plus spécifiquement scolaire, mais analogue à la technique de tous les chercheurs adultes, et, comme telle, éducative et féconde.
« Tout comme nous-mêmes dans notre action – disent les programmes – l’école a besoin de l’expérimentation ; son but important, c’est d’apprendre à poser un problème, faire l’expérimentation nécessaire pour atteindre les résultats désirés, ce que l’on ne peut trouver dans aucun livre. »
Après la phase de documentation vient le travail de synthèse, qui permet de comprendre la complexité, mais aussi le but de l’étude et du travail.
« Un complexe est un édifice systématique, ce qui veut dire qu’après l’accumulation d’un certain nombre de faits, on fait une synthèse, on crée un tableau complet sur un thème quelconque. »
On voit la distance qui sépare des Complexes les vulgaires centres d’intérêts. Ceux-ci gardent toute leur valeur capitaliste d’acquisition, sauf dans les rares cas où ils peuvent être interprétés hardiment – tâche bien difficile en régime bourgeois. Les Complexes, ont plus spécialement une valeur formative, éducative. Les uns préparent de petits intellectuels bavards et prétentieux ; les autres forment le travailleur et l’homme.
Et les méthodes des centres d’intérêt employées en Europe occidentale seront d’autant plus recommandables qu’elles se rapprocheront davantage de l’esprit des Complexes russes.
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Enfin les complexes russes visent surtout à sauvegarder en l’enfant son « appétit de travail ». Souci essentiel, croyons-nous. Notre école, avec ses méthodes surannées, aboutit trop généralement au résultat opposé pour que nous ne regardions pas avec enthousiasme les Complexes prendre pied dans la nouvelle pédagogie.
C. Freinet