LES INFRACTEURS
École Émancipée n°9 20 novembre 1927
rubrique: VIE LITTÉRAIRE
L. Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)
(suite)


C’est à mourir de rire ! Les femmes crient ; les hommes ont le visage congestionné !
Les religieuses, pareilles à des poupées noires à ressort, font des révérences par-ci, par-là.
Grichka aspira fortement le grand air belliqueux, et cria d’une voix excitée :
« Canailles à queue noire ! »
Les femmes répondirent en un concert sauvage :
« Ce petit chien se moque des mères révérendes !…
- Il injurie grossièrement nos prieuses !… »
On aurait écrasé Grichka si la sentinelle ne l’eut pris au collet pour le déposer résolument derrière elle, contre le mur du monastère.
La sentinelle, jusque-là absorbée par la révolte, se remit tout à coup. Une autre sentinelle se rendit dans la cour et cria :
« Téléphonez ! Il nous faut un détachement ! »
Mais le bruit s’était déjà répandu dans la ville. Les cavaliers battaient le pavé de toutes parts.
« Dispersez-vous !
- Les citoyens qui ne sont pas du monastère, en arrière !
- En arrière ! »

Une religieuse poussa un cri et tomba à terre. Un cavalier vint à elle.
«  Mettez la religieuse sur le chariot… Citoyenne la supérieure, je vous prie de monter aussi sur ce chariot… Aidez-la !… Accompagnez-la !… »
Un vitrier farceur, qui se trouvait dans la foule, dit :
« Quel galant homme que ce militaire ! »
On reprit vivement :
« Ha ! ha ! ha ! Les religieuses aiment aussi les cavaliers !
- Elles veulent se promener avec des galants ! Ha ! ha ! ha !
- Sales diables ! Maudits ! Fermez vos g…. ! Nos pauvres mères, nos protectrices !
- Hi…i…i ! Crie encore un peu, commère ! Je te donnerai une dizaine de roubles soviétiques !
- Effronté ! Chien maudit !…
- Ne jurez pas ainsi, je vous prie ! Allons, Marie !…
- Ha ! ha ! ha ! « Allons Marie » ! Fi donc ! Ta jupe tombe avec sa poche !… Demoiselle !…
- Regardez donc ! Les religieuses emportent leurs biens !…
- Oh ! les canailles ! Elles ne sont sorties qu’avec de petits paquets…. Les pauvresses ! Mais les grandes caisses viennent derrière !
- On a trouvé une marmite pleine d’or chez la supérieure !
- Et 100 archines d’étoffe !

- En voilà des martyres ! Pensez donc !
- Et on ne les met pas à la rue ! Prier et jeûner, elles peuvent tout aussi bien le faire là où on les met, n’est-ce pas Basile ?
- Moi communiste, Goubipolkom, j’approuve cette décision.
- Moi, je ne suis pas communiste, mais je le comprends.
Pas de place pour les enfants !
- Certainement ! Doivent-ils crever dans la rue ?
- Des orphelins ! Par exemple ! Faudrait-il les jeter à l’eau ?
- Citoyens, en arrière ! Dispersez-vous ! »

Les religieuses soulevaient leurs jupes et reprenaient leurs effets d’un air effaré. Leur auréole d’image sainte disparut complètement.
La foule grondait… L’intérêt pour les religieuses s’éteignit.
Grichka s’éloigna doucement du mur, et se glissa dans la foule.

III

Une fois, dans une station, un homme racontait sa vie, et combien il avait vagabondé dans différentes contrées. Il disait :
« Ma destinée est trop inquiétante. »
A ce moment-là Grichka éclata de rire, mais il n’y comprit rien.
Maintenant, il se souvient de ce mot et se dit lui aussi :
« Ma destinée est trop inquiétante. »
En ce moment-ci, par exemple, les gars du monastère mangent des « bouter-brott » avec du thé, et lui marche dans la rue en écoutant les grouillements de son ventre affamé. Pourtant, il ne veut plus rentrer !
Mais le ventre n’est point accommodant ; il patiente bien un jour, deux, mais il nous torturerait.
Pourtant les vivres sont tous engloutis.
Ils sont six qui se cachent dans le cimetière. Grichka a rencontré les cinq autres qui ont volé le dépôt de Goubono et se sont évadés de l’asile.
Ils ont choisi le cimetière pour logement.
Les autres avaient de l’argent. Grichka, lui, vendit sa chemise et ses pantalons. Le paletot qu’on lui avait donné à l’asile, il l’échangea contre un autre plus usé.
Mais ils ont tout dépensé.
Le jour, ils mendient sans peur. Qui les chercherait ?
Mais aujourd’hui, c’est une mauvaise journée pour Grichka. Il s’est placé devant une cuisine soviétique, mais personne ne lui a donné de carte. Dans la cuisine enfantine, où l’on donne parfois à manger ce qui reste dans les assiettes, on l’a chassé…. On attendait l’Inspection ouvrière et paysanne !…
Il frappe à la porte d’une maison.
« Donnez-moi quelque chose, au nom du Christ ! »
Pas de chance ! La père a été tué à la guerre ; la mère est morte de typhoïde.
On le prend au collet :
« Va-t-en demander l’aumône à tes commissaires… Ils vous ont multipliés ; c’est à eux de vous nourrir… »
Grichka s’étonne :
« Ce ne sont pas mes commissaires qui nous ont mis au monde, mais bien des pères et des mères. Ceux-ci nous ont seulement abandonnés aux commissaires. »
Mais, du reste, il est bien difficile de persuader les gens de cette réalité.
Pourtant la faim tenaille… On ferme les cuisines… Quelle malchance !
De dépit, Grichka donne un coup sur l’oreille à un petit Bachkir qui stationnait aussi devant la cuisine. Celui-ci, très adroit, riposte par un coup dans le ventre. Grichka étouffe un cri, se remet lentement de sa douleur et poursuit son chemin.
«Camarade, donne un morceau de pain.
- Ote-toi du chemin ! Comme ils sont nombreux ! Et la mort ne les emporte pas !
- En voilà un avare ! »
Un garçon vendait des cigarettes. Il s’approche de lui.
«  Combien la dizaine ?
- Va-t-en, voyons ; les cigarettes ne sont pas pour toi. »
Grichka cligna de l’œil :
« Impertinent ! Est-ce que je n’ai pas dix mille roubles ?
- Toi, dix mille roubles ? Menteur ! Montre-les donc !
- Inutile de les montrer à tous. J’en ai peut-être beaucoup plus encore !
- Tu les a eus, mais ils n’y sont plus. Passe donc ou je te cogne sur la « gueule » !
- Essaie !…
- J’essaierai !
- Essaie seulement !… »
Ils se mettent en posture de bataille.
Juste à ce moment, une dame survient.
« Qu’est-ce donc ? Tu fais du commerce, petit ? »
Celui-ci, une boîte de cigarettes à la main, lui propose ingénument :
«  De la meilleure qualité ! Combien en voulez-vous ?… Une dizaine ?… »
La dame le saisit par la manche :
« Allons ! au poste ! N’as-tu pas lu l’arrêté sur la spéculation enfantine ? Tu es illettré ? Allons voir tes parents ! »
Le garçon résiste ; elle le tire.
Grichka s’enfuit.
Il avait failli se mêler d’une affaire ! Bienheureux encore que la dame fût maladroite : elle aurait bien emmené les deux !

***

Quelle triste journée !
Déjà, le jour tombe ; le ciel devient triste. Il ne reste au couchant qu’une clarté rose et gaie, mais qui ne réchauffe pas.
Les gens se hâtent de rentrer à la maison. Le vent siffle plus fort… Grichka trébuche. Rien à faire pourtant : il se dirige lentement vers le cimetière qui se trouve dans les terrains vagues entre la gare et la ville. Ce cimetière est entouré de hauts murs de pierre, mais la porte ne ferme pas.
Les arbres y gémissent. Par-ci, par-là, persistent quelques taches de neige. Les nuits sont fraîches, mais il fait plus chaud dans un trou au coin du mur. Deux fois même ils ont osé faire du feu ; mais c’est risqué car on pourrait les découvrir.
Grichka venait en soupirant, mais la gaîté l’y attendait. Les gars avaient fait la chasse à la nourriture et ils avaient réservé la part de Grichka.

( A suivre)

L.Seïfoulina
(Traduit du russe par Valentine Dronine et C. Freinet)