L’Ecole organisme social
École Émancipée n°12 11 décembre 1927
rubrique: NOTES DE PEDAGOGIE NOUVELLE RÉVOLUTIONNAIRE
C. Freinet


Dans tous les milieux pédagogiques bien pensants, l’Ecole semble abstraite de la société ; on prétend lui conserver pureté et candeur loin de toute vaine agitation sociale. Aussi, quand on discute de problèmes pédagogiques, s’arrête-t-on prudemment au bord des questions sociales ou politiques qui seraient l’aboutissement certain du raisonnement.
Que les divers groupements s’occupant d’éducation nouvelle aient d’excellentes raisons pour expliquer cette timidité, nous n’en doutons point. Nous croyons qu’il est cependant de notre devoir de dénoncer « l’union sacrée » qui est la base de leur constitution, et de poser le problème de l’école populaire dans toute son ampleur.
L’Ecole est le produit de la société ; cette société l’influence très profondément de cent manières diverses. Mais il ne faut rien dire de ces rapports et considérer l’école « en soi » !
Nous ne nions certes pas l’importance des grandes questions de pure éducation, et nous rendrons hommage au cours de ces études aux chercheurs qui travaillent à les faire progresser. Mais nous pensons qu’il y a tout un côté de l’école populaire qui est systématiquement négligé : l’éducation et l’école dans leurs rapports avec la société.
Quand un pédagogue de talent désire fonder une école nouvelle, il part à la recherche de quelque coin ensoleillé, au flanc d’une montagne majestueuse, au milieu d’une nature belle et saine. Là, il fait construire des locaux adaptés aux fins qu’il se propose, et les meuble également pour ces fins. Il veille ensuite à ce que les enfants qu’il reçoit soient convenablement nourris, qu’ils aient un sommeil réparateur, qu’ils profitent du plein air. Et après, mais après seulement, il s’occupe des méthodes et des techniques ; car, sans ces préparatifs, et malgré tous les efforts des pédagogues, il ne pourrait pas y avoir d’école nouvelle.
On fait le contraire chez nous. On feint de croire que les méthodes et les techniques constituent tout l’essentiel de l’éducation. Si le local est mal situé et mal divisé, si la classe ne possède aucun matériel d’enseignement, si les enfants sont mal nourris, s’ils s’étiolent dans des taudis, tout cela, dira-t-on, ne dépend plus de l’école mais de la société ; c’est affaire sociale et politique ! Mais n’est-il pas du devoir des pédagogues de montrer aux profanes par quels liens intimes l’Ecole est rattachée au milieu social, pour leur prouver qu’il est illogique de parler de progrès scolaires ou éducatifs maximum là où les conditions matérielles indispensables ne sont pas réalisées.
On nous répond : « Chacun ne peut pas être militant : nous sommes pédagogues ; nous nous occupons de notre métier ».
Je ne demande pas à ces pédagogues d’abandonner leurs si utiles travaux et de s’attaquer aux questions sociales pour lesquelles ils sont incompétents. Je souhaite seulement qu’ils ne s’abstiennent pas systématiquement de montrer l’importance des assises sociales de l’Ecole.
Mais alors des gouvernements, des classes sociales seront mises en cause. Alors apparaîtra la vanité de toutes les promesses officielles. Alors, il faudra peut-être placer l’éducation sur son vrai terrain de classe…Et c’est pour cela sans doute que, seules, l’Ecole Emancipée et l’Internationale de l’Enseignement peuvent accomplir cette besogne de vérité.
Sir J.-C. Bosc disait au Congrès d’Education nouvelle de Locarno ces paroles dont les congressistes auraient dû faire leur profit : « Le remède à l’éducation actuelle ne doit pas être cherché dans une attitude passive, mais dans l’activité et la lutte. « Se tenir par faiblesse à l’écart des conflits c’est perdre toute occasion de conquête, donc de sacrifice ».

C. FREINET