L’éducation socialiste
L’École Émancipée n°14, 30 décembre 1928
VIE PÉDAGOGIQUE - L’ÉCOLE À TRAVERS LE MONDE
CHOULGUINE


Sous cette rubrique, nous essaierons, au cours de l’année, de donner un aperçu sur les différents problèmes éducatifs et sur les solutions préconisées dans les grands pays du monde.
Afin de permettre à nos camarades de se faire une idée précise sur ces questions, nous nous efforcerons de leur présenter autant que possible des documents de première main, traduits des grands périodiques anglais, américains, sud-américains, allemands, italiens, espagnols, russes, etc...
(Nous prions les camarades qui pourraient faire des traductions de russe, allemand, anglais, italien, de vouloir bien se mettre en relations avec nous pour la répartition du travail).
C.FREINET,        
à Saint-Paul (Alpes-Maritimes).   

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L’éducation socialiste

Chez nous, aujourd’hui encore, beaucoup de gens ne pensent qu’aux enfants et aux écoles en parlant de la pédagogie. C’est une erreur, une survivance du passé. Aujourd’hui, la situation est tout à fait changée. Les bibliothèques et les théâtres, les cinémas, les radios, la musique, les réunions et les meetings, les tramways, les autos, les avions etc , toutes ces choses instruisent. Avant, quand cela n’existait pas, quand la vie était enfermée entre les murs de la maison, de l’église et de l’école, quand les gens se déplaçaient rarement et très peu, quand la rue était calme et que la vie se développait très lentement, alors, on pouvait parler de l’éducation de l’église, de la maison, de l’école et rien de plus. Aujourd’hui, c’est autre chose. Mais comme si nous ne voyions pas cette nouvelle situation, nous continuons à ne parler que de la pédagogie scolaire, sans nous rendre compte que le domaine de l’éducation est beaucoup plus large et beaucoup plus profond.
Aujourd’hui, les adultes ne s’instruisent pas moins que les enfants. Pour les adultes, comme pour les enfants, il devrait exister un système d’instruction qui répond aux intérêts des ouvriers et paysans. Les méthodes et les programmes élaborés par les institutions spéciales sont indispensables. La théorie du travail instructif et éducatif — c’est la Pédagogie.
L’éducation se fait non seulement par les instituteurs et les journaux, mais encore par le parti, les Soviets, les syndicats, etc... Là on apprend non seulement à comprendre la vie mais aussi à la transformer sur des bases nouvelles. Il faut donc chercher des moyens pour accélérer ce processus d’éducation afin qu’il nous donne de meilleurs résultats. Pour cela il faut élaborer des méthodes, qui doivent s’appuyer sur des expériences déjà acquises dans les différentes institutions de l’Etat. Ici, c’est la pédagogie qui doit nous venir en aide. Mais pas la pédagogie scolaire. C’est une pédagogie nouvelle que nous devons créer, mais que nous n’avons pas encore faite. C’est un devoir nouveau que nous impose la période transitoire.

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« La masse, a dit Lénine, s’instruit par sa propre expérience ».
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la masse, non seulement ne cesse de s’instruire par sa propre expérience qu’elle est appelée à créer, mais en y réfléchissant.
Il faut comprendre que le processus est le même, tant pour les adultes que pour les enfants, et que les uns et les autres s’instruisent par l’expérience et la lutte commune. C’est une situation nouvelle qui est entrée déjà dans notre vie pratique, et qui va s’affermir de plus en plus. Le travail à la fabrique cessera d’être maudit pour devenir un plaisir. La fabrique cessera d’être exclusivement un lieu de création des valeurs matérielles, pour devenir une école, un laboratoire. La production sera mise au service de l’éducation. Nous ne sommes encore qu’au commencement de ce travail.
Les enfants comme les adultes doivent s’instruire dans le processus du travail. Il ne faut donc choisir que des travaux qui leur sont accessibles, nécessaires et qui les instruisent. Ces travaux devront être mis aussi dans un ordre méthodique. Passant d’une sorte de travail à une autre, d’une production à une autre, du travail de fabrique au travail des champs, l’enfant étudiera les bases de la production et prendra les habitudes de travail nécessaires. Cela n’est possible que dans un degré de développement technique tel que nous le rencontrons en Amérique.

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De plus en plus, les masses s’instruisent par l’expérience, par la lutte et par la pratique. Les limites entre le travail physique et le travail intellectuel et entre le travail et l’esthétique disparaissent. De plus en plus l’école cesse d’être une école, elle meurt comme telle pour devenir une chose nouvelle. Elle organise des jardins, des clubs, elle organise le travail des enfants dans la famille et dans la société, elle s’occupe de la propagande pédagogique. Le cinéma et la radio y prennent une place importante. De plus en plus les enfants s’instruisent en dehors d’elle, dans les champs, dans les ateliers, dans les usines. De plus en plus au lieu d’être une institution d’étude, l’école devient une institution d’organisation du travail enfantin ; elle aide à l’instruction qui se fait partout.
Les enfants passent d’une production à une autre, non comme des promeneurs, mais comme des travailleurs. Le spécialiste qui est en même temps pédagogue, travaille avec eux. Mais il est autre chose qu’un maître d’école. De la production, les enfants iront à la bibliothèque, au cinéma, au laboratoire, et là ils continueront leurs études. Là ils auront leurs pédagogues, leurs spécialistes. Ainsi change complètement le processus du travail. Chaque enfant se sent membre d’une grande collectivité.
Avec l’aide des adultes les enfants organisent et édifient leur vie. Ainsi changent les rapports entre les enfants et les adultes. Malgré que l’école existe encore, le nouveau processus se développe dans son sein. Il se passera une période de 10, 15 ans et la quantité se transformera en qualité. Le chemin que nous devons suivre jusqu’à ce moment doit être bien clair afin que nous ne nous écartions pas de la direction indiquée par l’Histoire.

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Aujourd’hui tous les pédagogues sont d’accord pour dire que l’éducation de l’enfant doit commencer dès la naissance et même avant. Malgré cela il n’existe pas de pédagogie pour la période pré-scolaire. C’est pendant cette période que la famille et les maisons d’enfants peuvent entasser dans l’âme et dans l’esprit de l’enfant toutes sortes de préjugés et de fausses connaissances.
Par « tendresse » on apprend aux enfants à mentir, parce qu’on leur ment à chaque instant. Systématiquement, on les habitue à la paresse, parce que leur temps est toujours insuffisamment occupé. On cherche fort peu à satisfaire leur désir de comprendre ce qui les entoure. Systématiquement on cultive chez eux les sentiments de crainte. « Non », « Il ne faut pas » sont les premiers mots qu’on leur enseigne. La société bourgeoise emploie toutes sortes de moyens pour comprimer leur âme.
Mais ce n’est pas tout : On parle à l’enfant de dieux, du diable et de sorciers, et cela contribue à la création d’un chaos de fausses idées, dans lequel l’enfant est obligé de vivre. Une telle situation entrave leur développement, mais les sages bourgeois la trouvent tout à fait naturelle, et ils prêchent que les connaissances exactes nuisent aux enfants. Une pareille éducation, si elle est conforme aux intérêts de la bourgeoisie, ne peut que se faire aux détriments de l’enfant.
Nous devons créer la pédagogie de la période pré-scolaire. C’est notre tâche dans la période transitoire que nous traversons. Le travail collectif que nous rencontrons dans les établissements pré-scolaires nous fournit des données suffisantes pour cette élaboration. C’est l’enfant que nous apprécions avant toute chose.
C’est chez nous que la pédagogie devient pour la première fois une pédagogie de l’éducation pour tous les âges et pour toute l’humanité. C’est notre gloire et notre tâche.
Devant nous se pose le problème des limites biologiques de l’éducation ; expliquer le degré de développement de l’humanité, les possibilités biologiques de l’éducation, etc... Nous ne voyons pas, et nous ne savons pas les limites et les possibilités de ce développement. Elles sont extrêmement étendues. Ces possibilités sont si grandes que des siècles d’oppression n’ont pu les détruire. Et c’est aujourd’hui que, pour la première fois, se découvrent d’immenses perspectives pour la transformation des mœurs sociales.

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Le chaos s’en va. Il cède la place à l’harmonie, à l’unité d’action dans la recherche des influences qu’on doit exercer sur le développement de l’enfant.
 CHOULGUINE   
(La pédagogie pendant la période transitoire).
Na Poutiah k Novoi Chkole (Sur la voie de l’École Nouvelle), n° de septembre 1927.
Extrait du Service de Presse pédagogique de l’U. R. S. S , n° 17.