LA VRAIE CONDITION DU PROGRÈS PÉDAGOGIQUE
L’École Émancipée n°4, 20 octobre 1929
C.FREINET


LA VRAIE CONDITION DU PROGRÈS PÉDAGOGIQUE

Prenant prétexte d’un compte-rendu du numéro spécial de la revue Pour l’Ère nouvelle, consacré à l’éducation nouvelle en France — et auquel nous avons collaboré — M. Pierre Besseiges part en guerre dans Collaboration Pédagogique (N°1) contre les techniques nouvelles, récemment expérimentées par les éducateurs.
« Voyez-vous, dit-il, de deux instituteurs dont l’un a le désir – ou la vanité – de passer pour « moderne » et fait grand bruit autour de ses essais d’imprimerie à l’école, d’organisation du travail par groupes, d’étalonnage de tests nouveaux, etc., etc., et dont l’autre, complètement ignorant de toutes ces nouveautés, se borne à bien aimer ses petits élèves et à faire sa classe avec dévouement, je préfère le second parce que je suis sûr qu’il exercera une empreinte profonde et salutaire sur l’esprit et le cœur des enfants ».
Voilà donc la « foi pédagogique » opposée à la technique et à la science pédagogiques par un directeur d’école normale, qui de son propre aveu, est impuissant à donner à ses élèves l’enthousiasme indispensable et qui voit quelques-uns d’entre eux « quitter l’école avec le dessein de s’installer commodément dans leur future fonction ».


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Par quel artifice d’abord M. Besseiges oppose-t-il aux instituteurs ayant la « foi » ceux qui, voulant passer pour modernes, tentent de réaliser dans leurs classes une meilleure éducation ?
Il faudrait tout ignorer des conditions de travail des instituteurs d’avant-garde pour accorder quelque crédit à ces accusations de vanité et de réclame personnelle dont ils se rendraient coupables. Ignorés et dédaignés, officieusement et officiellement, ils verraient au contraire le silence masquer soigneusement leurs travaux si les résultats obtenus ne s’imposaient d’eux-mêmes à l’attention des éducateurs.
S’ils font des essais d’imprimerie à l’école, ils en supportent souvent hélas ! une partie des frais, et ils n’ont pas même la naïveté d’espérer qu’une promotion au choix vienne un jour les récompenser des longs efforts sacrifiés à la mise au point d’une technique qu’ils estiment utile à l’école. S’ils tentent le travail par groupes, c’est parce qu’ils en attendent, pour eux un plus vif enthousiasme au travail et pour leurs élèves un plus grand profit dans le joie de l’effort libre. S’ils parlent de tests, c’est qu’ils voudraient se libérer, et libérer leurs élèves d’examens qui n’auront bientôt plus pour leur défense que l’habitude et la routine.
Nous pouvons le dire hautement : Nul parmi ces éducateurs ne saurait donner son temps et son argent pour des tâches aussi ingrates, s’il n’aimait ses élèves, s’il ne cherchait à les intéresser, s’il n’avait pour son métier, qu’il voudrait libérateur, un enthousiasme inébranlable et une foi qu’on n’a pas le droit de sous-estimer.
D’ailleurs, M. Besseiges ne se contredit-il pas lui-même en recommandant à l’instituteur qui a la foi d’employer « tous ces moyens et d’autres encore, pour rendre la classe vivante, amusante et gaie. » Or, antiquités ou nouveautés, cet instituteur ne doit-il pas apprendre ces moyens, ces techniques de travail ? Et si les vieilles méthodes ne le satisfont pas, n’est-il pas de son devoir de se tourner vers les nouveautés, ou mieux, de chercher lui-même, au risque d’être traité de vaniteux par les écrivains pédagogiques ?


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Non, vraiment, cet article n’est pas sérieux, à moins qu’il ne soit simplement tendancieux, étant écrit dans le seul but de jeter le discrédit sur les techniques nouvelles dont M. Besseiges n’est pas l’auteur.
Oui, nous disons aussi : la vraie condition du progrès pédagogique, c’est l’amour de l’enfance et l’enthousiasme pour une profession librement choisie. Il est du devoir de nos chefs — et c’est le nôtre aussi — d’éveiller cet enthousiasme chez les jeunes maîtres, de l’alimenter, de le fortifier par la recherche constante et l’activité.
Montrons aux jeunes comment la recherche pédagogique peut être une raison de vivre et de travailler avec joie ; faisons connaître les techniques, anciennes et nouvelles qui, favorisant la libération de l’enfant, rendent possibles entre maîtres et élèves, des rapports nouveaux, vraiment basés sur l’humanité et l’amour ; apprenons aux maîtres à se libérer eux-mêmes en libérant l’école des entraves sociales qui l’anémient ; et ne manquons pas de dévoiler les obstacles que, dans la société actuelle, rencontre sur sa route l’éducation prolétarienne, de crainte que les déceptions accumulées ne fassent retomber dans la routine les bonnes volontés parties vaillamment à la conquête de la vie.
Voilà le véritable problème pédagogique.


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Mais peut-être M. Besseiges a-t-il voulu seulement, dans cette revue pédagogique à laquelle aucun instituteur n’est admis à collaborer, marquer sa mauvaise humeur de voir des instituteurs penser par eux-mêmes, et poursuivre leurs recherches pédagogiques en dehors des chemins tracés par leurs chefs hiérarchiques.

C. FREINET