Paul Le Bohec parle de Célestin et d'Élise Freinet
et de son propre parcours dans le mouvement Freinet
interview de Paul Le Bohec, réalisée par Peter Schütz en 1990 à la RIDEF de Finlande.
article paru dans le "magazine freinet" suisse, n° 65 en juin 2009
 
J'ai commencé en 1942, je ne connaissais pas Freinet mais j'avais lu un article qui parlait de sa théorie et je l'avais immédiatement appliquée et ce n'est que trois ans après que j'ai reçu son journal par hasard et aussitôt je me suis abonné à ce journal et j'ai pris contact avec lui et j'ai commencé très vite à lui écrire.
 
P.S.: Il t'a répondu ?
Oui.
 
P.S.: Personnellement ?
Je ne me souviens plus, c'est tellement vieux. Et je l'ai rencontré pour la première fois en 1948 au congrès d'Angers et déjà dans ma classe nous avions composé une petite histoire qui était rentrée dans la collection des "Enfantines" et c'est une histoire qui a eu beaucoup de succès. C'est comme ça que nous avons démarré et après j'ai collaboré avec lui régulièrement jusqu'en 1966. Je suis même allé chez lui en 1964 pendant une semaine. Ça c'est le démarrage mais après j'ai continué, j'avais le feu sacré de la pédagogie et j'ai toujours cherché, je suis un chercheur. Si tu veux, j'aime comprendre et j'aime réaliser. Dès le début j'ai été séduit par ses propositions. Premièrement il y avait dans la première brochure une fiche concernant les cités lacustres, les maisons lacustres et elle était si claire, si simple que j'ai été enthousiasmé qu'on puisse accéder si facilement au savoir, à la connaissance. Deuxièmement il y avait aussi la décision de Freinet de ne pas tenir compte des hiérarchies académiques. Il disait : "Nous sommes tous des travailleurs, quelle que soit notre situation sur le plan hiérarchique. Nous sommes tous égaux." Et cela me plaisait beaucoup. Et d'autre part, lui, il voulait une éducation pour les enfants du peuple, or moi aussi je suis un enfant du peuple et cela me plaisait beaucoup de travailler pour l'enfant que j'avais été et pour les enfants qui me représentaient, que je retrouvais.
 
P.S.: Et tu te rappelles un événement ? Parce que dire quelque chose, que tout le monde est travailleur, c'est une chose mais de le prouver dans sa façon d'être, c'est autre chose.
Oui, c'est ça, je l'ai rencontré souvent et il était d'un abord très simple. Ce n'était pas un pontife de l'enseignement, il avait beaucoup de simplicité dans sa vie. Par exemple quand nous allions à Vence, dans l'école Freinet de Vence, tout le courrier était dans un cageot à fruits. Et il n'avait pas de bureau, il travaillait sur la table de la cuisine, donc il avait des manières très simples, il ne jouait pas au personnage. Il était lui-même et ça c'était nouveau.
 
P.S.: Oui, mais j'ai entendu dire qu'à la fin de sa vie ce n'était plus comme ça, les dernières années il était très difficile parce qu'il s'était concentré sur quelques conceptions de la pédagogie auxquelles il tenait vraiment et qui ne pouvaient se réaliser qu'à la campagne, tandis qu'en ville ce n'était plus possible.
Oui, il y a eu un virage dans le mouvement. Il a été d'ailleurs attaqué, c'était vrai qu'il fallait enseigner d'après les informations des enfants et les enfants de la campagne avaient beaucoup d'informations sur la nature, sur l'agriculture et on pouvait travailler à partir de cela, mais dans les villes les enfants n'avaient pas ces informations-là et beaucoup de camarades de villes, en particulier ceux de la région parisienne, s'étaient opposés. Et moi je pense que cette transformation était nécessaire, parce que c'était une transformation de la société. L'École Moderne tient compte de la réalité et la réalité, c'était l'urbanisation de la société, donc cette pédagogie était-elle applicable à la vie urbaine? Et ça, c'était le travail des continuateurs de Freinet, de ses disciples, chacun adaptant sa pédagogie à ses conditions de travail. Moi particulièrement j'ai adapté la pédagogie de Freinet à mes conditions de travail qui étaient au bord de la mer avec des enfants qui avaient des frustrations affectives du fait de l'absence du père qui était marin et de l'absence des parents qui travaillaient à Paris et quelquefois les enfants qui étaient dans ma classe étaient chez leurs grand-parents qui étaient restés au pays. Donc il y avait une dominante de problèmes affectifs qu'il a fallu que je prenne en compte. Et pour tout le monde c'était ça. La pédagogie Freinet n'est pas une méthode codifiée que l'on applique partout d'une façon uniforme, il faut s'adapter à toutes les situations.
 
P.S.: C'est ton opinion d'aujourd'hui, mais à l'époque, lors de la discussion entre Célestin Freinet et les camarades de la région parisienne, quelle était ta position ? Etais-tu plutôt pour les arguments de ceux de Paris ou du côté de Célestin Freinet ?
Il y a en France une certaine opposition aux Parisiens et en ces circonstances ça s'est manifesté aussi. Mais en fait moi j'étais engagé à fond dans mes expériences et avec ma femme - ma femme faisait aussi des expériences dans son domaine - nous ne nous préoccupions pas des discussions. Nous travaillions indépendamment, hors de ces discussions.
 
P.S.: Je connais des photos de Célestin Freinet. Je connais son image, mais y a-t-il un trait de sa personnalité que tu voudrais spécialement nous décrire ?
Il avait beaucoup de gentillesse, il savait accueillir, il savait écouter. Mais on ne peut pas s'arrêter à un seul trait de sa personnalité. Il avait aussi beaucoup de conviction. Et cela nous entraînait, il était convaincant et sa pédagogie aussi nous paraissait simple, on pouvait la comprendre, parce qu'il prenait des exemples dans la vie quotidienne, dans la vie de tous les jours et il faisait référence par exemple au comportement des animaux, or moi dans mon enfance j'avais connu aussi la vie de la campagne et cela me parlait. Ses exemples étaient simples. Il était simple, il était direct, il était gentil mais il était convaincu, il était capable de défendre fortement son point de vue. Et en plus de cela il s'opposait aux universitaires, il s'opposait à tout le système qui était en place et cela me plaisait beaucoup.
 
P.S.: Si on ne savait pas quel personnage tu décris là - tu as décrit Célestin Freinet - moi j'aurais dit d'après mon expérience personnelle, que c'est Paul Le Bohec que tu décris, parce que tout ce que tu as dit de Célestin, on pourrait également le dire de toi. Tu expliques simplement, d'une manière directe, tu as une gentillesse, mais s'il le faut, tu es ferme, tu ne cèdes pas ou guère.
Eh! bien, ça pourrait s'expliquer d'une certaine façon. Si je suis tellement freinétiste, ça correspond à ma nature. Mais je ne suis pas seulement freinétiste, je suis aussi élisien, la femme de Freinet, Élise quoi ... Mais personnellement il y a quelque chose de plus, tu sais bien ce que dit Freud, il dit: "Le travail du deuil, c'est le réinvestissement." Et mon père était mort en 1942 et j'ai rencontré Freinet en 1945. Et là le deuil s'est terminé et c'est pour ça, c'était aussi mon père, tu comprends? Oui. Et mon père avait des caractéristiques qui étaient aussi celles de Freinet. Et c'est pour ça qu'il y a eu des liens très affectifs et lorsqu'il est mort en 1966, j'ai éprouvé le même deuil que lorsque mon père est mort.
 
P.S.: Je peux très bien te comprendre. Tu dis que tu es élisien. Qu'est-ce que tu entends par là ?
Freinet était d'origine paysanne et c'était un pragmatique. Et il se défendait d'être intellectuel, il voulait une pédagogie simple que tout le monde pouvait pratiquer, et simplement pratiquer, de telle manière que sa pédagogie soit accessible à tous les maîtres, donc à tous les enfants du peuple. Et il disait: "II y a évidemment des camarades qui sont des as." Il disait, lui, que c'étaient des as, des champions et ces camarades ils n'ont pas besoin de lui. Et lorsque je discutais avec lui, il me disait : "Va trouver Élise, c'est une intellectuelle comme toi." (Rires). Élise portait l'accent sur la créativité, sur l'imagination, beaucoup plus que Freinet. Et ma femme faisait une expérience très poussée où elle engageait beaucoup de fonds, de son temps et de son énergie sur le plan de l'activité créatrice, sur le plan pictural. Dessins et peintures. Et donc moi j'étais aussi au courant de ça. Mais je me suis aperçu que même en mathématiques, que dans tous les domaines l'imagination, la création, l'expression devait avoir sa place. Et moi je dirais même maintenant qu'elle était indispensable à l'origine et ça, c'est un aspect peut-être intellectuel.
Je voudrais donner une autre anecdote. Un jour nous étions à Vence, à l'école Freinet et Freinet était absent, il était avec Dottrens, le pédagogue de Genève, et en attendant moi j'ai organisé une séance de création orale et Freinet est arrivé et il a dit à Dottrens: "Voilà ce que nous ne voulons pas, c'est du bavardage." Donc il était, comment dire, pour une fonction communicative de la langue, principalement communicative et les autres fonctions dont j'ai parlé hier, il n'y faisait pas attention. Il était préoccupé de réalisations, d'avancées, de communication simple, tandis qu'avec Élise Freinet tout était beaucoup plus vaste et je voudrais ajouter une chose. Lorsque j'ai commencé mes expériences en méthode naturelle de mathématiques Élise m'a écrit: "Ici, à l'école, Freinet est contre toi, R. est contre toi, P. est contre toi et moi je suis plutôt de leur côté, mais continue, tu pourrais avoir raison contre nous." Et j'avais raison. J'avais raison. Si je dis que j'avais raison, j'avais raison non pas contre Freinet, c'était sa méthode que j'appliquais. Mais j'avais raison aussi avec Élise parce que c'étaient les idées d'Élise que j'utilisais. J'ai simplement eu l'audace, la curiosité de voir ce que ça donnait aussi en mathématiques et c'est cette expérience des mathématiques qui m'a fait sentir quels étaient vraiment les fondements de la méthode et qui me permettent de les dominer et qui m'ont donné l'occasion de les expérimenter dans beaucoup de domaines et aussi bien comme tu as pu le voir au Danemark sur le danois et ici sur le finnois, mais aussi dans d'autres domaines. (Remarque: A la RIDEF de Finlande il y avait un atelier de Paul Le Bohec où on pouvait apprendre le finnois par la méthode naturelle.)
Et puisqu'on a parlé de mes activités, je suis en retraite depuis 1977 mais je dis souvent que je n'ai jamais été en activité, donc je ne suis pas en retraite. Je dis souvent aussi pour plaisanter : j'ai été retraité mais je continue à irradier. Dans le nucléaire on retraite, mais je continue à être dangereux (rires). A propos de mes activités je réponds toujours aux demandes et en particulier je suis beaucoup allé en Italie, je suis allé dans 46 villes en Italie où je fais des séminaires de 3 ou 4 séances, où je présente la méthode naturelle et des documents comme par exemple sur le plan oral ou sur le plan du dessin, "Les dessins de Patrick" etc.
 
P.S.: Au début tu as certainement surtout lu Célestin Freinet. Lesquelles de ses idées as-tu adoptées ? Lesquelles t'ont fasciné, as-tu essayé de suivre ?
Eh! bien non, j'ai d'abord pratiqué le texte libre sans savoir que c'était Freinet, je l'ai d'abord pratiqué pendant trois ans. Ça me semblait d'après l'article, je ne sais même plus qui était l'auteur, c'était pendant la guerre, c'était certainement pas Freinet, mais j'avais lu dans une revue de l'Éducation Nationale de ce temps-là un petit article très court sur les textes de vie et moi ça m'avait séduit et pendant 3 ans sans connaître Freinet j'ai fait cela dans ma classe. Et lorsque j'ai reçu la brochure de Freinet, évidemment je me suis retrouvé sur un terrain que je connaissais et j'ai lu toujours Freinet, toutes ces idées de Freinet se sont développées en moi de cette façon-là. Et alors j'ai été un Freinétiste très fidèle, très obéissant pendant un certain temps, j'ai eu un journal scolaire, j'ai fait la correspondance, j'ai essayé d'organiser une coopérative et toutes choses qui étaient contraires à ma nature. Et il m'a fallu beaucoup de temps pour que je n'essaie pas d'être brillant comme... (il cite des noms). Un moment donné j'essayais d'imiter les uns et les autres. Et je ne réussissais pas, c'était contraire à ma nature. Par exemple ils avaient des fichiers scolaires coopératifs très bien en ordre, quand un sujet venait, on trouvait immédiatement la fiche. Et moi j'ai passé des soirées à organiser ces fiches là et je ne m'en servais jamais. C'était vraiment contraire à ma culture et c'est ce qui est bien dans la pédagogie Freinet c'est l'opposition, la complémentarité. En réalité le terme en français c'est "dialogique". C'est-à-dire complémentaire, contradictoire et opposé. Et Freinet et Élise Freinet étaient en relation dialogique. Et s'il n'y avait eu que Freinet, le Mouvement n'aurait pas existé; et s'il n'y avait eu qu'Élise Freinet le Mouvement n'aurait pas existé. C'est leur association, leur complémentarité, leur opposition qui a fait que le Mouvement a pu se développer. Ça s'est produit dans les couples d'enseignants, parce que souvent dans les couples d'instituteurs il y avait les deux aspects qui étaient complémentaires. On dit par exemple qu'un tourbillon ne survit qu'à la rencontre de deux courants de sens contraire. Eh! bien là, il y avait deux courants de sens contraire et ils ont continué à se développer dans le mouvement. Et un reproche que je fais au Mouvement Freinet français actuellement, c'est de ne pas se soucier de maintenir les oppositions et ça, ça rejoint la théorie de Popper, il faut non seulement émettre des théories, mais créer une communauté scientifique qui puisse critiquer ces théories et de (la critique de) cette communauté ce qui résistera, c'est ça le savoir.
 
P.S.: Tu parlais du couple Freinet, les deux formaient une unité. Tu parlais aussi de ta femme. Est-ce que tu te trouvais aussi avec elle en tourbillon ?
Oui, exactement. Nous sommes opposés et complémentaires. Pour qu'un couple réussisse, il faut que les deux soient à 50% ressemblants et à 50% différents. Ma femme était dans d'autres domaines que moi, c'est une intuitive. Si tu veux, pour parler plus simplement, elle a le cerveau droit développé et moi j'ai le cerveau gauche développé, seulement grâce à elle mon cerveau droit se développe un peu plus. Et grâce à moi son cerveau gauche se développe un peu plus. C'était un peu ça que nous apportaient Élise Freinet et Freinet, des complémentarités, si bien que le mouvement a pu exister et survivre, parce que chacun pouvait trouver sa place suivant une dominante ou une autre ou bien par un échange continuel entre les dominantes.
 
P.S.: Quelle a été la place d'Élise dans le mouvement ? Et ta femme s'est-elle engagée dans le mouvement ?
Une fois Élise m'avait montré une photo, Freinet était devant et derrière, un peu en arrière, à l'arrière-plan il y avait Élise. Elle m'a dit: "C'est notre vie. L'intendance, c'est moi et puis, Freinet, c'est lui qui apparaît." Pour le travail avec ma femme, elle avait son domaine qui était l'art enfantin, entre autres choses, mais aussi la méthode naturelle de lecture et puis l'observation du milieu et elle avait des qualités exceptionnelles. Elle s'est beaucoup engagée et par exemple il y avait une statistique faite sur le nombre de dessins et de peintures qui ont été publiés dans la revue "Art enfantin". C'était la classe de ma femme (qui était le plus représentée), elle s'était vraiment investie dans cette recherche-là. Donc entre nous il y a eu égalité. Mais c'est toujours moi qui en bénéficiais, si bien qu'au congrès de Nantes, lorsqu'on a présenté les dessins -on a fait une exposition rétrospective de I'art enfantin menée par Élise Freinet, sous la direction d'élise Freinet - il y avait les dessins de la classe de ma femme et celui qui a présenté a dit : la classe de Paul Le Bohec. Et c'était un scandale parce que c'était la classe de Jeannette et elle est très modeste, ma femme, mais quand même, il faut reconnaître sa participation.
 
P.S.: Est-ce qu'il y a encore quelqu'un d'autre du Mouvement dont tu as reçu des idées ou des influences importantes ?
Oui, c'est tous les anciens du mouvement. Quand je suis entré dans le mouvement j'étais jeune, puisque quand j'ai lu la première brochure de Freinet, j'avais 24 ans et donc il y avait un mouvement qui était très fort, qui datait de l'avant-guerre où il y avait des personnalités remarquables et j'ai eu l'occasion de dire un jour : les anciens du Mouvement Freinet, ce qui nous a séduits en eux, c'est qu'ils étaient très engagés, très engagés politiquement et ils n'avaient pas peur, parce que c'étaient des syndicalistes et (c'était) un syndicalisme très dur à ce moment-là. Après c'était facile d'être freinétiste. Après c'était facile d'être syndicaliste. Mais avant la guerre ce n'était pas facile du tout et c'étaient des êtres de courage et ils avaient une formule: le refus de parvenir, c'est-à-dire le refus de monter les échelons, d'occuper des postes importants. Eux ils étaient au service du peuple, ils voulaient travailler pour les enfants du peuple. Et c'est ça qui nous a attirés aussi, c'est ça qui nous a fait nous engager politiquement aussi, c'est la dominante.
 
P.S.: Bernard Monthubert m'a raconté un jour que Célestin Freinet lui a donné des boîtes quand il était responsable du secteur mathématiques et qu'il devait essayer de travailler là-dessus et de voir si c'était possible. C'est-à-dire que Célestin Freinet lui a donné un devoir. Est-ce que tu as aussi reçu des devoirs de Célestin Freinet et qu'est-ce que tu en as fait ?
Non, ma nature est contraire à cela. Moi je ne peux pas accepter de devoirs mais lorsqu'il a créé une commission psychologique, moi je me suis engagé dedans, de ma propre volonté, parce que ça m'intéressait. Mais je suis incapable de répondre à des devoirs. Le Mouvement Freinet a existé à cause de la correspondance, lui, il correspondait avec tout le monde, il faisait des multilettres où il pouvait parler à plus de monde, donc c'étaient des relations simples, ce n'était pas un professeur avec un étudiant, non, c'était un camarade avec des camarades. Et il s'y est beaucoup consacré. Il acceptait les gens tels qu'ils étaient.
 
P.S.: Merci.
Interview transcrite et dactylographiée en mars 2009 par Marie-Claude Flügge
www.freinet.ch
www.freinet.ch/fileadmin/PDF/magazine_freinet_bindestrich_65.pdf