actes des rencontres « Centenaire de Freinet »
Rennes octobre 1996
extrait de la pleinière de clôture
table ronde de clôture
En quoi la pédagogie Freinet est-elle actuelle pour des gens d'horizons différents ?
 

Intervenants : Patrick Boumard, Paul Le Bohec, et Gabriel Cohn-Bendit.

Animation : Pierrick Descottes (IDEM 35)
 
Un incident en clôture
Patrick Boumard annonce qu'il ne participera pas, comme c'était prévu, à la table ronde, puisqu'il apparaît que le directeur de l'UFR de Sciences Humaines de l'université de Rennes 2 ne pourra prononcer son intervention à la fin. Et ce n'est pas le lieu de discuter de ce désaccord. Donc, il s'en va.
 
Pierrick Descottes. - "En quoi la pédagogie Freinet est-elle actuelle pour des gens d'horizons différents ?" voilà donc l'intitulé de cette table ronde ; et nous espérons que chaque participant aura pu relever cette actualité à travers les différents ateliers. Les retours en arrière sont venus mettre en perspective le présent et l'avenir de nos pratiques, de notre approche globale de l'éducation. Car, selon le mot de F. Braudel "Un présent sans passé est un présent sans avenir". Et maintenant, si on regardait devant ? En quoi la pédagogie Freinet, dans ses principes philosophiques, et par les pratiques qu'elle prône, peut-elle participer à relever ces grands défis qui nous guettent, à l'aube du prochain millénaire ?
Comment se sentir acteur au quotidien, au milieu de ces grandes tensions, entre la mondialisation des échanges en tous genres, et l'atomisation de l'individu, entre la tendance à l'homogénéisation et dans le même temps, à l'exclusion, entre les nouvelles entreprises d'oppression, avec tout le cortège des manipulations médiatiques, et les injonctions à la participation du citoyen, entre la compétition implacable et les grands appels à la coopération ? Dans le malaise provoqué par ces tensions, derrière les crises d'identité et les pertes de repères, on voit sourdre souvent violence et chaos; et dans ce domaine, les éducateurs sont en première ligne.
Et pourtant, éducateurs, militants pédagogiques, parents, nous sommes condamnés à l'optimisme, optimisme tragique selon le mot d'Umberto Ecco. Les pistes existent, elles demandent à être confrontées, discutées, expérimentées. Des rencontres comme celles-ci, modestement, ont pour ambition d'y concourir. La pédagogie Freinet offre-t-elle de ces pistes? Chacun des participants, à l'issue de ces deux jours, a déjà son idée sur le sujet. L'objet de cette table ronde est de continuer cet échange. Que ce soit l'amorce de nouvelles coopérations. La parole est aux intervenants de la table ronde, pour lancer le débat; après quoi, la salle pourra intervenir et rebondir sur les questions abordées.
 
Paul Le Bohec.- Bien... il va manquer un pied à notre tabouret, nous n'avons que deux pieds, et pour que ça tienne bon, il faut que vous soyez le troisième pied ! Donc, ce colloque ? Sommes-nous à l'heure de l'époque ? Sommes-nous à l'heure des enfants ? Et même, sommes-nous à l'heure de Freinet?
Mais quelle époque ? On croit avoir affaire à une crise. Une crise, généralement, ça débouche sur un nouvel équilibre, et si c'était non pas une crise, mais une mutation ? Jacques Le Goff, dans un article de Ouest France, "La fin de la civilisation du travail"; donnait des chiffres : De 1850, à 1990, le travail est passé de 70% à 43% (en 1900), et maintenant à 15% de la durée de vie. Ce sont des moyennes, mais si la tendance se poursuit, en 2010, 2020, le travail ne représentera plus que 8% de l'existence.
Joël De Rosnay, lui, voit un peu différemment cette mutation. Il écrivait dans le Monde Diplomatique du mois d'août que nous sommes en train de passer de la société industrielle à la société informationnelle. Il ajoutait que la pensée cartésienne et linéaire, qui était la pensée des dirigeants, des décideurs politiques et industriels qui ont été formés aux mathématiques et au droit, est hors-course désormais. Ce qui doit arriver maintenant, c'est la pensée systémique, non linéaire, multidimensionnelle. Cela change beaucoup de choses.
Et nous, qu'est-ce que nous avons à faire là-dedans ? Nous n'allons pas changer la société, nous ne pouvons pas agir sur cette question du travail, nous sommes des enseignants. Quel rôle avons-nous à tenir dans ces mutations ? Eh bien nous avons un rôle important, parce qu'il faut répondre à deux interrogations majeures : Comment former à des métiers qui n'existent pas ou qui n'existeront plus? - Comment former à un avenir que personne ne connaît ?
Pour y répondre, il me semble que c'est facile, il n'y a qu'à prendre le présent. Puisqu'on ne peut pas travailler sur ce que vivront les enfants qui seront des hommes dans le futur, qu'ils puissent au moins vivre leur présent ! Et à fond. Cela change aussi la situation : avant, autrefois, il fallait avoir pour être. Quand on avait des compétences, quand on avait de l'expérience, quand on avait un métier, on pouvait avoir droit à une situation qui permette d'exister beaucoup plus largement. Mais il semble maintenant, qu'il faudra être pour avoir. Joël de Rosnay le disait : ceux qui auront de la chance, ce seront ceux qui seront originaux, créatifs et communicants. Il faudra donc pour cela former des enfants qui deviennent aussi originaux, créatifs et communicants. Et c'est un problème : comment les enseignants vont-ils former des êtres originaux, créatifs et communicants, s'ils ne le sont pas eux-mêmes ! Et comment le deviendront-ils si leurs formateurs sont inscrits dans la pensée antique? Qui répondra à ça?
La réponse, une fois de plus, viendra des praticiens. Les praticiens qui auront la responsabilité de l'enseignement, qui auront réfléchi, devront se mettre au travail, et arriver à être eux-mêmes originaux, créatifs et communiquants. C'est tout un problème, mais là-dessus, nous avons des perspectives. Puisqu'il faut entrer maintenant dans la pensée systémique, dans la pensée globale, qu'il faut s'inscrire maintenant dans la complexité, tout va dans ce sens ; on parle aussi maintenant de multi-disciplinarité. Or Patrick Boumard disait, avec raison, l'autre jour, qu'il était étonné de voir que, dès 1920, Freinet était dans cette direction-là. Freinet a toujours considéré l'enfant dans sa globalité, et dans la dynamique de son évolution, ce qui allait contre toutes les conceptions de l'époque. Il y avait des spécialistes qui séparaient les choses, chacun avait sa spécialité, mais cela ne faisait pas un ensemble. Maintenant, beaucoup de personnes commencent à venir sur les positions de Freinet; et nous, cela fait 70 ans qu'il nous a placés dans cette complexité.
Donc nous ne savons pas tout, mais nous avons un peu d'avance, nous avons une certaine expérience, et c'est cette expérience qu'il faut communiquer. Nous avons à travailler sur le présent, sur ce que sont les enfants maintenant, et les aider à développer leur personnalité. Cela va entraîner bien des ruptures, des ruptures de conception. La lutte sera difficile à mener parce qu'il y a des pouvoirs bien ancrés, chez des personnes qui en restent au premier type du pouvoir. Vous savez que le savoir donne du pouvoir; ceux qui ont acquis ce pouvoir, qui ont travaillé pour ça, ne vont pas y renoncer facilement. Il faudrait pour le faire qu'ils arrivent à un second type de jouissance, ce serait la jouissance du politique. C'est-à-dire faire en sorte qu'on ne soit qu'un catalyseur, qu'on aide les gens de la base, ceux qui sont en formation par exemple, à construire eux-mêmes leur savoir, non pas individuellement, mais au sein d'un groupe. C'est créer les conditions pour que puisse exister, comme cela existe dans les sphères des scientifiques, le droit à émettre des hypothèses, l'accueil de toute hypothèse, une organisation de la structure pour que les hypothèses puissent circuler, pour que la critique puisse s'exercer, et pour qu'il y ait progrès.
Parce que, qu'est-ce que c'est que le savoir? C'est l'hypothèse qui n'a pas été provisoirement démolie. Tout savoir est provisoire, il faut que les enfants accèdent à cela. C'est l'idée essentielle. Avant, on nous formait aux programmes, il fallait acquérir des programmes, on nous faisait acheter et vendre des barriques de vin avec du bénéfice, avec 5% de lie au fond de la barrique, alors qu'on ne buvait que du cidre! On faisait partir des trains à des heures et à des vitesses différentes pour savoir à quelle heure ils allaient se rencontrer, comme si cela avait de l'importance. S'il n'y avait eu qu'une seule ligne, on aurait pu prévoir le tamponnement, mais il y avait deux lignes... On faisait remplir et se vider en même temps des bassins imaginaires, et on clôturait des champs toujours rectangulaires d'une triple rangée de fil de fer avec des piquets à 0,75 F la douzaine. On faisait une quantité de problèmes-types de ce genre. Et quand on arrivait à l'examen, à peine avions-nous vu le début de l'énoncé, qu'on savait dans quel secteur, dans quel sac de notre mémoire nous allions avoir à fouiller. Ça c'était les programmes; et il faut dire que le temps s'écoulait doucement, ça ne changeait pas beaucoup, et on pouvait être assuré, quand on entrait au CP, que les choses n'auraient pas changé lors du certificat, à douze ans.
Maintenant, la société est beaucoup moins lente, il y a des changements continuels. Il faut donc se former à affronter des situations toujours nouvelles. Ce qu'il faut faire maintenant, c'est travailler à aider chacun à se forger des tactiques, des stratégies. Il faut travailler sur la formation de stratégies, c'est une aptitude qu'il faut acquérir, et pour cela je ne connais rien de mieux que la méthode naturelle de mathématiques, qui met toujours des situations nouvelles devant les enfants, il leur faut toujours faire face, et ainsi, on acquiert une capacité à s'adapter à toutes les situations.
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suit l'intervention de Gabriel Cohn-Bendit
puis au cours du débat Paul reprend la parole:
 
Paul Le Bohec. - Les petites classes jusqu'à 9 ans sont des classes fondamentales où des choses doivent se mettre en place sinon elles ne pourront reparaître que très difficilement. Quant au plaisir, je suis horrifié en entendant des échos de l'évaluation; Comment des gens peuvent-ils se permettre d'imposer un système d'évaluation permanente ? Les enfants ont à peine fait quelque chose qu'ils sont déjà évalués, mais quand est-ce qu'ils vont vivre, qu'ils vont exister ? Or des savoirs ne peuvent se construire que sur un élan, un enthousiasme, et si, à chaque fois que vous faites quelque chose, on vous sanctionne parce que vous n'êtes pas à l'heure juste, ou à l'endroit où il faut, alors c'est fichu complètement, et c'est dehors même de la vie de l'être humain. Ce sont des systèmes qui vont vers le totalitaire. Comment faire alors ? Est-ce qu'on peut faire quelque chose ? Moi je crois en la méthode naturelle. Ce n'est peut-être pas possible partout, mais à chaque fois qu'il y a une petite lueur, qu'il y a une entrée, alors, qu'on essaye : sans faire beaucoup de vagues, le secret c'est d'avoir l'air normal.
Mais il faudrait aussi que, dans l'institution, parmi ceux qui oppressent, certains prennent conscience de ce qu'ils font, et qu'il y a autre chose à faire. Avec Jospin, cette idée de faire le point par cycles, de ne pas abandonner les gosses à la dérive et d'intervenir à temps, ce n'était pas trop mal - au début. Mais comme toujours, ça dérape, c'est l'excès, la scolastique est toujours prête à fonctionner, comme un système dictatorial, qui met les êtres humains dans des couloirs dont ils ne peuvent s'échapper, ni à droite, ni à gauche. Or la trajectoire d'un être humain, c'est beaucoup plus large, c'est complexe, ça va d'un endroit à l'autre en passant par le sapiens, le demens, le ludens. Le plus rapide chemin d'un point à un autre, c'est la ligne brisée, parce que si on court sur une ligne brisée on va beaucoup plus vite que si on vous traîne à plat ventre sur la ligne droite. La mathématique naturelle répond exactement à ça, elle permet à chacun de se construire librement, à son rythme, au sein d'un groupe, et surtout, en y prenant plaisir. Et c'est ça préparer le monde de demain. Et je termine en disant qu'il est temps de faire quelque chose, et que les inspecteurs de l'éducation nationale doivent savoir dans quelle position ils se placent.
Gabriel Cohn-Bendit. - Attention, moi je me suis plus souvent heurté à mes collègues qu'à mes supérieurs hiérarchiques. Ce que je dis c'est, fonçons, regroupons-nous, travaillons autrement, tentons des choses parce que si ça explose, ce sera dans la gueule des mômes. Moi je sais les intérêts que je défends, ce sont ceux des mômes des quartiers, c'est là qu'il faut travailler concrètement et après on pourra juger des résultats.
Paul Le Bohec. - Mais quelqu'un a le pouvoir quelque part, pour empêcher que nos expériences soient diffusées. On n'a pas accès aux médias, on ne nous fait pas connaître, on ne cherche pas à savoir ce qui se fait, la parole ne circule pas, les expériences ne se transmettent pas. Et ce n'est pas pour rien, il y a quelque chose ou quelques-uns qui empêchent que ça fonctionne. Or nous sommes dans une société de communication, on ne peut avancer que par la communication. Enfin, ce n'est pas vrai pour nous, et vous êtes là, mais c'est peut-être un peu grâce au hasard du centenaire si vous avez accès à nos idées.
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un peu plus loin
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Paul Le Bohec. - J'ai essayé de réfléchir sur le fait que l'école devrait tenter de répondre aux besoins de l'être humain, et j'avais classé quelques verbes. En premier, "survivre". Qu'est-ce qu'on peut, nous, à l'école, faire pour la survie, puisque maintenant on ne sait plus à quel métier préparer ? Aussitôt après le verbe survivre, il y avait : "exister". Qu'est-ce que "exister" ? C'est compter pour quelqu'un, c'est avoir sa place quelque part. Françoise Dolto disait : "Tout est langage". Eh bien, quelquefois, on arrive à la violence parce qu'il n'y a pas eu d'autre manière d'exister. Ce que je vous disais sur l'organisation de la classe...lorsqu'on a des fournées séparées chaque année, les enfants ne peuvent pas exister là dedans. Là aussi il faut réfléchir, parce que c'est souvent à la base que tout se joue ; si les enfants ont pu exister vraiment de 6 à 9 ans, ils se sont composés un capital pour l'avenir.
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Je coupe encore une longue partie du débat et voici ce que Pierrick disait pour conclure :
 
Pierrick Descottes. - Voilà. Je crois qu'il va être temps de conclure, de vous remercier tous d'avoir participé activement à ces deux jours. En espérant que ce n'est qu'un début, qu'on se retrouvera pour le bicentenaire, par exemple, peut-être plus nombreux encore !
Pour l'instant, je vous invite aux différentes autres manifestations du centenaire, dans tout l'Ouest. Pour ceux qui sont intéressés par les activités de l'IDEM 35, nous organisons régulièrement des réunions dans les classes, des assemblées générales. Une réunion ouverte du groupe départemental, le mercredi 15 janvier à 14 H à l'école Léon Grimault permettra de débattre de "Quelles suites donner à ces Rencontres ?" et des projets du groupe. Enfin, rendez-vous en 2021 pour le centenaire de la naissance de Paul Le Bohec, en sa présence bien sûr ! Merci, à bientôt.
 
NB L'intégralité des textes publiés dans « Les actes des Rencontres du Centenaire de Freinet Rennes Octobre1996 » peut être obtenu en envoyant un message à pascalebourgeois38@orange.fr