QUI SUIS-JE ?
par Julieta Solis
 
Je suis née le 16 octobre 1939, de parents Espagnols Républicains. En passant la frontière, « La Retirada » début 39, ma mère et mon père ont été séparés. Ma mère était enceinte de moi. Influencé par sa famille, mon père, Francisco, est retourné en Espagne au mois d’août 39. Ma mère, Andréa, alors que j’avais 18 mois, est morte du tétanos des suites d’un avortement. Juliette Ténine qui était dans l’antenne chirurgicale des Brigades Internationales sur le front, avec ma mère, m’a recueillie. Titus Stapler, compagnon de Juliette, m’a donné son nom après la guerre. Tous les deux étaient résistants et clandestins. Je passais de nourrice en nourrice, chez des amis qui ne supportaient pas longtemps mon anorexie. Enfin, la mère de Titus m’a accueillie dans sa grande maison de Nanterre où elle fabriquait des produits de beauté, parfums, crèmes, vernis à ongles, rouges à lèvres... Je l’adorais et j’oubliais un peu mon anorexie. Je l’appelais Manman Lili. Elle m’enseignait une multitude de choses dans beaucoup de domaines. Mais lorsque la guerre venait juste de se terminer, elle est morte brusquement à cinquante-deux ans. On m’a dit qu’elle était partie en Amérique...
 Mes deux mères et un brigadiste.
Andréa à gauche et Juliette à droite.
 
Je suis retournée chez Juliette Ténine et Titus. On m’a fait violence en me disant que Juliette était ma maman. J’avais peur d’elle. Elle n’aimait pas les enfants, mais elle faisait son devoir en m’élevant. Elle n’a pas élevé sa propre fille et sa nièce orpheline (sa mère a disparu à Auschwitz et son père, Maurice Ténine, jeune médecin, a été fusillé à Châteaubriant avec Guy Moquet, Jean-Pierre Timbaud...). J’aimais beaucoup Titus qui était le fils de Maman Lili. J’avais moins de sept ans quand on a déménagé à Nanterre.
 
Pendant quatre ans, j’ai vécu un enfer de tous les jours au moment des repas et mes parents aussi. C’est comme cela que suis arrivée au Pioulier.
 
En entrant au lycée, je n’étais plus anorexique, mais ma mère s’est acharnée sur mes résultats... qui étaient de moins en moins bons. Mes parents se sont séparés quand j’étais en terminale. Titus, qui avait repris l’entreprise familiale, était très mauvais en affaires. Il a fait faillite et ma mère, lassée de payer les huissiers, a trouvé un appartement. On a laissé un grand jardin, une maison pleine de meubles, d’objets d’art, de vaisselle, de linge, de livres, de tableaux, et tout ce que contenait le laboratoire et les ateliers de mon père, toutes les essences, les extraits, les produits, les flaconnages, les cartonnages...
 
J’ai réussi à avoir mes deux bacs et je voulais faire dentaire. Mais en ratant le PCB (certificat d'études physiques, chimiques et biologiques), j’ai bifurqué, je ne voulais plus être à la charge de ma mère et je voulais travailler. Je suis entrée dans une Production de films qui réalisait des documentaires. C’est là que j’ai appris le métier d’assistante monteuse. Pour travailler dans le cinéma, il fallait faire trois stages sur des longs métrages. Les films pressentis ne se faisant pas, je suis entrée en 1963 comme cinémathécaire à la RTF, devenue quelques mois plus tard l’ORTF. Lassée de la cinémathèque, j’ai saisi l’opportunité de partir Outre-Mer où s’ouvraient des stations de Télévision. J’ai choisi La Réunion. Je voulais aussi quitter mon compagnon. Mais le départ a été retardé et j’étais enceinte en partant en 65. Ma première fille, Céline, est née sous les tropiques. Le père de Céline étant venu me rejoindre, nous nous sommes mariés.
Revenant en 67, je suis retournée à la cinémathèque. Au printemps 68, j’ai passé un concours pour devenir monteuse en pleine révolution et juste avant la grève générale. Ma fille cadette, Aurélie, est née en août.
 
Puis, j’ai fait, toujours à l’ORTF, un stage d’un an pour apprendre le métier de monteuse. Je suis devenue assistante monteuse et en 72, chef monteuse. Entre temps, j’ai divorcé du père de mes filles, qui était toujours étudiant et qui ne travaillait guère. Mais il ne voulait pas me quitter. Il est resté encore six ans avec moi après le divorce.
 
À trente-deux ans, je venais de divorcer quand Juliette m’a révélé qu’elle n’était pas ma mère et que Titus n’était pas mon père. J’ai été très troublée par cette révélation. Pendant des mois, des années, j’ai suivi et essayé de renouer tous les fils de ma vie...
 
L’éclatement de l’ORTF a laissé la place à sept sociétés. Je suis restée aux Buttes Chaumont qui étaient le siège principal de la production (SFP). À cette époque, je montais des variétés, beaucoup de petits sujets pour des émissions à thèmes ou de divertissements, des documentaires de création, des émissions sur tous les sujets imaginables : art, société, BD, musical, religieux, feuilletons pour enfants... mais pas de fiction. Tous les jours, je tannais les personnes qui tenaient le planning pour qu’elles me donnent une fiction à monter. Enfin, un nouveau réalisateur que le planning ne connaissait pas est venu à moi. On a collaboré pendant 22 ans. À partir de ce moment, j’ai monté beaucoup de fictions et des séries. J’ai travaillé avec quantité de réalisateurs, certainement beaucoup plus d’une centaine. Je travaillais souvent avec les mêmes réalisateurs qui m’étaient fidèles. Je vivais seule depuis des années et mes filles grandissaient.
 
Dans la fin des années 80, on a commencé à démanteler la SFP. C’était une entreprise magnifique : On pouvait y entrer avec un scénario et en sortir avec le PAD (prêt à diffuser). Presque tous les métiers du monde y étaient représentés. Tout le personnel de la SFP était passionné par le travail. (il y a toujours des exceptions...). En 1990, un plan de licenciement a été programmé et je suis devenue intermittente avec ses aléas : beaucoup de travail, jour et nuit parfois, et des périodes de chômage très rudes. Le réalisateur avec lequel je travaillais depuis tant d’années, est tombé amoureux d’une monteuse. Il était lâche et m’a annoncé qu’il ne travaillerait plus avec moi une dizaine de jours avant de commencer un nouveau film. J’ai passé une année misérable, cherchant en vain du travail auprès des productions avec lesquelles j’avais travaillé. Mais au printemps, toutes les équipes étaient déjà formées, car on tourne surtout au printemps et en été. Même si on nous complimente, même si on encense notre travail, on nous oublie très vite.
 
Mes filles étaient devenues adultes et avaient des enfants.
 
Je me partageais entre mon appartement de l’Haÿ-les-Roses et le Bourbonnais où je possédais une maison. J’y recevais mes filles, leurs compagnons et mes petits-enfants. En 2006, j’ai décidé de déménager à la campagne. J’avais trop de frais avec ces deux logements. Je ne pouvais pas profiter de la vie culturelle parisienne, faute de moyens. J’ai fait une grande fête de quatre jours, avec mes amis, mes voisins et ma famille. Certains sont venus plusieurs fois. J’avais réalisé les cartes d’invitations et un buffet. J’avais demandé qu’on m’apporte les desserts et les boissons. La fête finie, j’ai commencé à casser le décor. J’ai tout emballé. J’ai fait plus de 800 cartons. J’avais un appartement de quatre pièces, une cave et un garage, pleins à craquer... Il a fallu trois camions et quelques aller et retours de ma 2 CV et d’une camionnette d’un ami pour déménager toutes mes affaires. J’avais pris la précaution de louer un garage pour y placer tout mon déménagement. Ma maison et la grange étaient déjà bien encombrées. Petit à petit, j’ai tout casé dans ma maison et dans la grange. J’ai dû faire des travaux dans la maison.
 
Ma maison de Beaulon est isolée, entourée d’un bois. À 1 km de la route et environ à 4 km du village. J’ai vue sur un étang et des prés où paissent des charollaises. Mais j’ai fait creuser une mare où mes canards s’ébattent. Ils vont aussi sur l’étang. Je vis entouré de quelques animaux : quatre chats, le noir Roméo qui appartenait à ma fille cadette, Lila de couleur châtaigne et ses deux rejetons, Stella petite et tricolore que sa mère déteste et Pacha roux clair au ventre blanc auquel elle a appris à chasser. En outre, j’ai trois poules et un coq Brahma, très imposant, une vingtaine de canards sauvages et la vedette Kino, mon perroquet gris du Gabon qui sait dire beaucoup de choses.
 
Le terrain où se trouve ma maison fait 1 hectare. Il faut l’entretenir... Je fais un potager et récolte mes légumes. Je fends mon bois. Je taille et couds mes robes, je fais des châles, des écharpes et des coussins au crochet. Je décore des objets de récupération, des boîtes de cigarillos, des coquillages, de gros escargots de Bourgogne. J’écris un peu des textes autobiographiques que je dépose à l’APA (Association pour l'autobiographie). J’ai commencé depuis la rentrée à faire de la dentelle aux fuseaux. Je partage la brioche tous les dimanches matins avec quelques connaissances au bistrot du village qui va fermer définitivement le 31 mars. Il n’y aura plus de restaurant ni de café au village. Je vais rendre visite à quelques amis. Je n’ai pas de télévision. Je vais voir tous les films qui passent à Dompierre, à une dizaine de km de chez moi, où se trouve le cinéma René Fallet, classé Art et Essai, numérique et 3D, géré par une association dont je fais partie. Je suis la meilleure cliente de ce cinéma avec Kino qui m’accompagne toujours. Il anime les entractes. Ce n’est pas pour rien que Kino veut dire cinéma en allemand.
Je vieillis doucement et je suis ravie que l’association Amis de Freinet ait publié mes souvenirs du Pioulier. Je la remercie encore.
 
Julieta